Stéphane Le Foll, ministre de l’agriculture, a décidé d’interdire le Cruiser (matière active thiametoxam) sur colza. Il déclare, de plus, vouloir, à l’échelle européenne, faire « prendre en compte les éléments nouveaux analysés par l’Anses, » suite à des études [1] publiées dans Science, dont une recherche de l’INRA, tendant à montrer que des abeilles peuvent être désorientées par des doses supposées sans effet jusque-là.
Qu’en est-il ?
Une décision non-conforme à l’avis de l’ANSES
Il est curieux de constater que S Le Foll annonce s’appuyer principalement sur l’avis de l’ANSES (agence française de sécurité des aliments, de l’environnement et du travail), qui, lui, ne conseille en rien d’interdire le Cruiser.
Dans un communiqué, après avoir « confronté les résultats issus de cette étude (de l’INRA) avec toutes les données disponibles », l’ANSES estime qu’il y a bien « mise en évidence d’un effet néfaste d’une dose sublétale de thiamethoxam sur le retour à la ruche des abeilles butineuses. »
Mais que :
– « L’exposition (réelle) des abeilles au thiamethoxam est inférieure à la dose utilisée dans l’expérience ».
– « Les résultats présentés dans l’étude ne sont pas considérés comme remettant en cause les conclusions de l’évaluation des risques menée selon les critères réglementaires actuels »
Sur cette base, l’ANSES recommande de « poursuivre les expérimentations » et « d’engager une réévaluation au niveau européen des substances actives néonicotinoïdes ». En conclusion, l’ANSES « rappelle, par ailleurs, la nécessité d’une approche multifactorielle des risques pour lutter efficacement contre le phénomène de mortalité des abeilles. »
Lire le communiqué, l’avis complet de l’ANSES
L’EFSA appuie les conclusions de l’ANSES
Qui plus est, depuis l’annonce de S Le Foll, l’EFSA (agence européenne de sécurité des aliments), déclare dans un communiqué, que « les concentrations [de thiametoxam, etc.] testées dans les études publiées sont supérieures au niveau le plus haut jamais enregistré dans du nectar ». L’EFSA s’appuie pour affirmer cela sur une étude scientifique également publiée en 2012 [2].
L’EFSA conclut : « avant de tirer des conclusions définitives sur les effets en matière de comportement concernant des doses sublétales d’exposition à des néonicotinoïdes, il serait nécessaire de répéter les expérimentations signalées dans les études avec d’autres niveaux d’exposition ou dans d’autres situations »
L’EFSA, en collaboration avec l’ANSES, prépare une évaluation en profondeur toutes ces études, qui sera publiée en décembre 2012.
Lire le communiqué, le résumé, l’avis complet de l’EFSA (0.4MO) (all in English)
Les réactions
Vu leur opposition politique de longue date au Cruiser, les environnementalistes approuvent l’interdiction.
Beaucoup de médias approuvent plus ou moins ouvertement.
Europe1 qui titre « Le pesticide Cruiser bientôt interdit » et met en valeur les positions qui demandent un élargissement de l’interdiction.
Pour Le Monde, « La décision de M. Le Foll se veut pragmatique puisque la demande de levée d’autorisation du Cruiser ne porte que sur le colza et non sur le maïs. »
D’autres médias sont plus nuancés, voire critiques :
Campagnes et Environnement titre « Le Foll suspend le Cruiser sur colza » et rend compte des différentes positions : ministère, Anses, Efsa, Syngenta, FOP (syndicat des producteurs d’oléagineux et protéagineux)
Pour Agriculture et Environnement, « Cruiser : Stéphane Le Foll se moque de l’avis des experts de l’Anses et de l’Efsa ».
Sa conclusion est sans appel : « interrogé par A&E, Stéphane Le Foll a confirmé n’avoir aucun élément chiffré concernant d’éventuels cas de mortalité attribuables cette année à l’usage de Cruiser sur colza, alors que les agriculteurs l’ont utilisé sur 650 000 ha, soit près d’un hectare de colza sur deux. Stéphane le Foll va donc priver le monde agricole d’une solution de protection de plantes efficace et compatible avec l’apiculture, sur la simple base d’une étude réalisée en partie en laboratoire et dont le dosage est estimé 10 fois supérieur à celui rencontré dans la réalité ! Ce faisant, il va forcer les producteurs de colza à revenir aux anciens pesticides foliaires. Un comble ! »
Alerte environnement titre : « Cruiser : manipulation de Stéphane Le Foll (décryptage) »
La position de Syngenta, fabricant du Cruiser vaut également la peine d’être consultée. Voir « Cruiser OSR : Syngenta défend son produit pour une agriculture compétitive et responsable« . En plus des arguments évoqués plus haut, Syngenta souligne que les alternatives sont sans doute moins sûres, que la décision d’interdiction est très lourde de conséquences économiques pour toute l’agriculture française, que la santé des abeilles est une question bien plus large et que Syngenta est engagé concrètement dans la bataille pour la biodiversité.
Une interdiction « politique », limitée au colza et génératrice de distorsion européenne…
Comme on le voit, S Le Foll a pris sa décision non pas sur des critères scientifiques, mais pour des motifs politiques.
Cependant, pour paraître mesuré, et sans doute pour tenter de mettre un coup d’arrêt aux surenchères, qui ne manqueront pas de venir, il a restreint cette interdiction au Colza.
Il sera cependant difficile d’expliquer aux producteurs français de colza pourquoi le Cruiser est interdit en France et autorisé dans tous les autres pays de l’Union Européenne. Ceci constitue une distorsion de concurrence grave, sans justification technique ni scientifique.
[1] Henry, M., Beguin, M., Requier, F., Rollin, O., Odoux, J.-F., Aupinel, P., Aptel, J., Tchamitchian, S. and Decourtye, A. (2012): A common pesticide decreases foraging success and survival in honey bees; Whitehorn, P.R., O’Connor, S., Wackers, F.L. and Goulson, D. (2012): Neonicotinoid pesticide reduces bumble bee colony growth and queen production.
[2] Schneider C. W., Tautz J., Grünewald B., Fuchs S. (2012): RFID tracking of sub-lethal effects of two neonicotinoid insecticides on the foraging behavior of Apis mellifera