Résumé : une publication scientifique conteste l’intérêt du désherbage sur blé, et affirme qu’il détruit des espèces rares. La méthode a de quoi faire sourire, car les auteurs se contentent de brasser statistiquement des indicateurs n’ayant aucun rapport avec la nuisibilité des adventices, ni l’efficacité technique ou économique du désherbage. Fort logiquement, ils ne trouvent aucune corrélation entre ces variables, et en déduisent donc que le désherbage est inutile ! Par ailleurs, on aimerait savoir quelles sont les « espèces rares » dont ils parlent. Ce raisonnement est réfutable par tout agriculteur détenteur du Certiphyto, à condition bien sûr qu’on l’interroge sur le désherbage du blé, et non sur le glyphosate. Cela ne l’empêche pas d’être publié dans la prestigieuse revue Nature, et exposé doctement aux députés de la Mission d’Information parlementaire sur les pesticides. Le compte-rendu de l’audition sur La Chaine Parlementaire est révélateur de l’incroyable condescendance de ces chercheurs vis-à-vis des agriculteurs, et aussi des glissements entre une publication écrite déjà peu concluante, et la façon dont elle est présentée oralement aux parlementaires.
Après avoir décidé l’interdiction du glyphosate sous trois ans, à contre-courant de la décision européenne, la France réfléchit maintenant à son « plan de sortie des pesticides ». Peut-on vraiment s’en passer ? Il y a 8 ans, l’INRA, dans son rapport Ecophyto R&D[i], avait pourtant alerté sur la faisabilité et le coût économique du plan Ecophyto, qui prévoyait « seulement » de réduire leur usage de 50%. Quels sont les éléments scientifiques nouveaux qui nous permettent maintenant d’envisager un « plan de sortie » ? Heureusement, le sujet a été depuis repris en main par une nouvelle génération de chercheurs, qui savent prendre de la hauteur par rapport aux réalités du terrain dans lesquelles les agronomes traditionnalistes ont tendance à s’enliser, et leurs conclusions sont décoiffantes : en fait, les pesticides ne servent à rien !
Une publication de 2016[ii] l’a « démontré » clairement dans le cas des herbicides sur blé, avec un titre accusateur : « Les herbicides ne garantissent pas des hauts rendements, mais éliminent des espèces rares de plantes ». Ceci n’est pas un titre de Cash Investigation, mais d’un article de Nature, c’est vous dire si c’est scientifique ! Bon, pas tout-à-fait Nature, c’est paru dans Nature Scientific Reports pour être plus précis, mais ne soyons pas mesquins, c’est presque aussi prestigieux. Comment les auteurs en sont-ils arrivés à ces conclusions décapantes, qui annulent et remplacent 50 ans de recherche agronomique ?
Un truisme, suivi d’un syllogisme audacieux
Commençons par la 1ère affirmation du titre : les herbicides ne garantissent pas des hauts rendements. Pour les agronomes, c’est un truisme : jamais personne n’a prétendu qu’en agriculture raisonnée les herbicides étaient un facteur déterminant du rendement, dont l’effet se mesurerait facilement à l’échelle de l’année, comme c’est le cas dans cette étude. Leur efficacité se mesure à l’échelle de la rotation, afin d’empêcher la multiplication des semences d’adventices les plus envahissantes d’une année à l’autre.
Si cette affirmation est évidente, les conséquences qu’en tirent nos agro-écologistes sont plus originales : « Le but principal de cette étude était de déterminer si réduire les quantités d’herbicides utilisées réduirait significativement les rendements, à cause d’une augmentation de la richesse et/ou de l’abondance de la flore adventice, comme il l’a souvent été suggéré. Pourtant, sur ce jeu de données de 150 parcelles, il n’y avait aucune corrélation entre richesse ou abondance et rendement du blé d’hiver. De plus, nous n’avons trouvé aucune corrélation indiquant que la quantité d’herbicide employé aurait un effet sur les mauvaises herbes ou sur le rendement ».
Cette phrase pourrait laisser croire que les auteurs ont réellement testé l’effet d’une réduction de la protection herbicide sur des parcelles de blé. En fait, il n’est rien. La Figure 1 résume parfaitement la méthode qui a permis d’arriver à cette brillante conclusion, qui justifierait bien un « changement de paradigme » pour l’agriculture française :
Les auteurs ont simplement travaillé sur 150 parcelles de blé de 30 exploitations des Deux-Sèvres, sur lesquelles ils ont réalisé des relevés floristiques, et enregistré les pratiques de désherbage et les rendements obtenus. Le tout sur une seule année. Et quand ils partent à la recherche de corrélations entre ces variables, leur conclusion est sans appel :
- Il n’y a aucune corrélation entre le rendement des parcelles et la quantité d’herbicides qu’elles ont reçue, mesurée en kg/ha (Fig 1a). Il y a même une tendance décroissante, les parcelles ayant reçu le plus de désherbant ayant des rendements plus faibles que la moyenne. Dans la publication, les auteurs n’osent pas pousser l’interprétation de leurs résultats jusque-là. Mais nous verrons plus bas que, devant un public choisi, ils ne s’en privent pas…
- Il n’y a pas plus de corrélation entre la quantité d’herbicides employée et la richesse de la flore (nombre d’espèces observées) ou son abondance (nombre d’individus observés) (Fig 1b et 1C)
La figure 1E mérite un coup de zoom particulier, tant elle illustre la qualité du travail réalisé. On note d’abord l’étrange distribution des rendements : beaucoup de points sont alignés horizontalement, ce qui veut dire que beaucoup de parcelles ont exactement le même rendement. Cela peut vouloir dire 2 choses :
- Soit les auteurs ont arrondi certains rendements à l’entier le plus proche, ce qui ne peut que dégrader les relations statistiques, dont ils s’étonnent ensuite qu’elles ne soient pas significatives.
- Soit certains agriculteurs n’ont pas pu fournir de rendement par parcelle, mais seulement par lots de parcelles (celles qui ont été livrées en même temps à l’organisme de collecte qui a pesé la récolte), et on a donc attribué à chaque parcelle le rendement moyen du lot. C’est l’explication la plus probable, mais elle n’est pas plus rassurante sur le plan méthodologique.
Par ailleurs, même si la corrélation globale entre rendement et abondance est très médiocre, on note tout de même qu’aucune parcelle ayant plus de 60 adventices/m² n’a un rendement supérieur à 65q/ha… ce qui représente la moyenne du département des Deux-Sèvres. Voilà qui ressemble fort à un effet de seuil de la nuisibilité des adventices, phénomène bien connu des agronomes, mais bien entendu, nos agro-écologistes new-look ne sauraient cautionner un raisonnement aussi vieillot.
A la lecture de ce genre de résultats, les non-agronomes risquent de se demander comment ces benêts d’agriculteurs ont pu se faire berner si longtemps par les agrochimistes qui leur vendent des produits aussi inutiles. Les agronomes, eux, ont plutôt tendance à pouffer de rire, ou à s’étrangler d’indignation, selon l’humeur, tant la méthode suivie par les auteurs est absurde et contraire aux concepts les plus basiques des bonnes pratiques phytosanitaires. Un simple coup d’œil au site Web d’Arvalis[iii] (lecture que nous conseillons vivement aux auteurs) permet de comprendre pourquoi :
Fig. 2 : Nuisibilité des principales adventices du blé, compilée par Arvalis. Les densités de pied indiquées dans ce tableau peuvent être considérées comme leur seuil de nuisibilité, à partir duquel leur effet sur le rendement devient décelable dans une expérimentation bien menée.
Comme le rappelle Arvalis, la nuisibilité des adventices est très variable suivant les espèces : 2 pieds de gaillet au m² ont le même effet sur le rendement que 133 pieds de pensée. Il est donc parfaitement logique de ne trouver aucune corrélation entre rendement et abondance ou richesse de la flore adventice. Imaginons une parcelle ayant pour seules adventices 5 pieds/m² de chacune des 2 premières espèces de ce tableau (gaillet et de folle-avoine) : elle risque une perte de rendement de l’ordre de 10%, malgré une richesse de 2 espèces seulement et une abondance de 10 plantes/m². Une autre parcelle, qui aurait 2 pieds/m² de chacune des 11 espèces suivantes du tableau, n’aurait quasiment pas de perte de rendement perceptible, malgré une richesse de 11 espèces, et une abondance de 22 plantes/m².
Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que les auteurs ne trouvent qu’une très faible relation entre abondance globale de la flore et rendement (Fig. 1E), et aucune entre richesse de la flore et rendement (Fig. 1C). La plupart du temps, les parcelles de blé hébergent une large gamme d’espèces adventices, mais sauf problème exceptionnel d’entretien de la parcelle, seules 2 ou 3 espèces parmi elles sont susceptibles de dépasser les seuils de nuisibilité provoquant des pertes significatives de rendement. Chercher à relier le rendement d’une parcelle à la richesse ou à l’abondance de sa flore, sans les pondérer en fonction de la nuisibilité des espèces présentes, est aussi pertinent que de relier la santé d’une personne à sa flore microbienne, en mettant dans le même sac les bactéries intestinales ordinaires et le virus du SIDA.
Deuxième étape du raisonnement normal du désherbage : choisir le ou les produits adaptés, en fonction des espèces d’adventices ayant atteint le seuil de nuisibilité, et de leur stade de développement. Le choix est complexe, car il existe une large gamme de produits de familles chimiques différentes, avec des spectres d’efficacité variés… et des doses d’emploi très différentes ! Replongeons-nous dans la documentation Arvalis :
Imaginons un agriculteur qui a une forte présence de stellaire sur une parcelle : il a le choix entre des produits dont la dose d’emploi (en matière active/ha, unité employée par les auteurs) varie entre 20g/ha (produits à base de metsulfuron) à plus d’1kg/ha (Brennus+) ! Par conséquent, il n’est pas étonnant que nos vaillants statisticiens ne trouvent aucune relation entre quantité de produit employée et abondance ou richesse de la flore (Fig. 1B et 1D). Les adeptes de la « sortie des phytos » par tous les moyens objecteront que dans ce cas notre agriculteur ne devrait employer que du metsulfuron à 20g/ha. Sauf que ce produit appartient à une famille chimique susceptible de provoquer des résistances si on l’emploie trop souvent… et que les bonnes pratiques, dont nos auteurs n’ont manifestement aucune notion, recommandent d’alterner les familles chimiques, quitte à utiliser occasionnellement des produits utilisés à des doses plus élevées.
Espèces rares ? Quelles espèces rares ?
Venons-en à la 2ème affirmation du titre de l’article, plus inattendue : les herbicides élimineraient des espèces rares. Les auteurs vont même plus loin dans le résumé : les herbicides seraient plus efficaces sur les espèces rares que sur les espèces communes ! Une confirmation supplémentaire du machiavélisme des agrochimistes, qui font exprès de choisir des molécules nuisibles aux espèces menacées, … ou du fait que le complotisme pseudoscientifique a désormais droit de cité jusque dans Nature ?
Rassurons tout de suite nos lecteurs les plus sensibles : aucune espèce en danger n’a été menacée d’extinction dans cette étude. Ce que les auteurs appellent « espèce rare » désigne simplement les espèces les moins fréquentes dans leurs relevés. Il s’agit donc sans doute d’adventices tout-à-fait ordinaires, en tout cas ils ne font état d’aucune espèce qui serait réellement en danger. Quant aux « espèces communes », il s’agit d’un quatuor bien connu des agriculteurs : la véronique de Perse, le gaillet, le vulpin et la folle-avoine : c’est-à-dire 4 des espèces les plus résistantes aux herbicides sélectifs utilisables sur blé ! Ici, nos chevaliers de l’agro-écologie ont inversé l’effet et la cause : c’est parce que ces espèces sont les plus résistantes aux herbicides du blé qu’elles sont les plus communes dans les champs de blé APRES désherbage, et non parce que les herbicides seraient par essence plus efficaces sur les espèces plus rares !
Efficacité ? Quelle efficacité ?
La plus grande partie de l’article porte sur un modèle mathématique développé par les auteurs, pour évaluer l’« efficacité » (effectiveness) des traitements réalisés par les agriculteurs suivis dans cette enquête. Là encore, leurs conclusions insinuent avec insistance que les agriculteurs sont vraiment incompétents, car « les résultats suggèrent que beaucoup de traitements ont été inefficaces (Fig. 3C) », et « Même quand le traitement était efficace, il n’y avait pas de corrélation entre efficacité du traitement et rendement (Fig. 4b)». Ils auraient même pu être encore plus sévères, car leur Fig 4b montre une tendance négative entre efficacité et rendement, bien difficile à expliquer ! Mais, à propos, que signifie cette efficacité ?
Dans les expérimentations habituelles en protection des plantes, on mesure l’efficacité d’un traitement herbicide d’après le ratio entre la population des adventices dans la parcelle traitée, par rapport à une parcelle témoin non traitée adjacente. C’est ce type d’expérimentations qui a permis de déterminer les seuils de nuisibilité compilés par Arvalis dans la fig.2. Il s’agit de dispositifs trop complexes pour être mis en œuvre dans une étude à grande échelle chez des agriculteurs comme celle-ci, on peut comprendre que les auteurs aient opté pour une méthode plus simple. Mais ils sont passés un peu loin dans l’excès inverse : en effet, ils n’ont pratiqué qu’un seul comptage d’adventices dans les parcelles, en fin de cycle du blé, donc après les traitements herbicides. On ne connait absolument pas les populations d’adventices avant traitement, qui seraient pourtant nécessaires pour calculer une véritable efficacité. Le modèle des auteurs suppose que la richesse et l’abondance des adventices avant traitement suivent des distributions aléatoires (loi de Poisson), et les « efficacités » sont calculées en fonction de cette situation initiale totalement théorique. Théorique, et absurde d’un point de vue agronomique : tout agriculteur sait parfaitement que les adventices présentes dans une parcelle dépendent du type de sol, de la rotation dans laquelle la parcelle de blé est incluse, du travail du sol, de la réussite des traitements des années précédentes, … toutes sortes de facteurs qui ne sont pas pris en compte ici. De plus, les parcelles d’exploitations conduites normalement ont un niveau d’adventices globalement bas, même en cas d’échec total du désherbage de l’année N, grâce à l’arrière effet des désherbages des années précédentes. Il est donc totalement illusoire d’estimer la densité potentielle des adventices en absence de traitement, en fonction de leur densité dans les parcelles les moins bien désherbées. La pseudo-efficacité mesurée par les auteurs n’a rien à voir avec une véritable efficacité, puisque rien ne permet de connaitre la densité d’adventices qui aurait été observée dans les mêmes parcelles, en absence de traitement. Elle mesure simplement la différence d’abondance ou de richesse de la flore entre les parcelles les mieux désherbées, et celles qui le sont le moins bien. C’est une information qui pourrait à la rigueur avoir un certain intérêt (à condition bien sûr de ne la calculer qu’adventice par adventice, et non globalement sur la richesse et sur l’abondance). Mais, avec ce type de calcul, il est normal que les parcelles les plus enherbées aient une « pseudo-efficacité » proche de 0, puisque ce sont elles qui définissent le niveau de base du modèle.
Ne pas confondre agro-écologie et agro-écologisme
On ne s’étonne pas trop que l’agronomie soit la grande oubliée dans cette étrange version de l’agro-écologie. Ce qui est plus surprenant, c’est que ce travail foule aussi au pied les principes les plus élémentaires de l’écologie. Dans l’article, les auteurs observent ironiquement : « En dépit d’affirmations répétées selon lesquelles la densité d’adventices fait chuter les rendements, les preuves semblent moins concluantes qu’on ne l’affirme habituellement ». Ces « affirmations répétées » qu’ils mettent en doute résultent pourtant de centaines d’expérimentations rigoureuses sur les interactions entre les adventices et la culture… c’est-à-dire de véritables études écologiques, plus précisément de synécologie. Si on prend les auteurs au mot, cela signifie que la concurrence entre espèces végétales, un des principaux moteurs de l’écologie des populations, n’existe pas.
Au bout du compte, nos auteurs n’ont fait que brasser statistiquement des indicateurs qui, de toute évidence, ne permettent pas d’estimer l’efficacité et la rentabilité du désherbage. Fort logiquement, ils ne trouvent donc aucun résultat significatif, et ils en concluent donc que le désherbage ne sert à rien… ou en tout cas qu’on l’on peut réduire fortement les quantités employées sans dommage. Leur méthode évoque celle d’un astronome post-moderne, qui regarderait en direction de la lune avec une loupe, n’y verrait rien, et en conclurait que rien ne prouve son existence, malgré les « affirmations répétées » des astronomes qui utilisent un télescope. Curieusement, le résumé précise même : « Ces résultats suggèrent que l’usage des herbicides pourrait être réduit jusqu’à 50%, tout en maintenant la production agricole… ». On se demande bien d’où sort ce seuil de 50%, qui n’est justifié nulle part dans les résultats de l’étude…mais correspond comme par hasard à l’objectif Ecophyto ! Ce lapsus révélateur montre bien les destinataires réels de ce travail : surement pas les scientifiques, et encore moins les agriculteurs, mais bel et bien les décideurs politiques. Mission accomplie, comme nous le verrons dans la suite. Il s’agit bien ici d’agroécologisme, et non d’agroécologie.
Vu à la télé…
Ce tour de bonneteau statistique serait anecdotique, s’il n’avait dupé que les reviewers de Nature, qui auraient manifestement du mal à passer leur Certiphyto, le certificat que tout agriculteur doit passer pour pouvoir appliquer des pesticides. Mais son influence ne s’arrête pas là. En effet, les deux auteurs principaux, S. Gaba et V. Bretagnolle, ont exposé leurs travaux lors d’une visite sur le terrain de la Mission d’Information Parlementaire sur les pesticides. Les points forts de cette audition sont résumés sur une vidéo de LCP (La Chaine Parlementaire), qui en fait un florilège réjouissant[iv]. Attention, les propos qui suivent ont bien été tenus par les chercheurs eux-mêmes, ce n’est pas l’interprétation des journalistes ou des députés :
- « On a observé une relation négative entre l’usage d’herbicides et le rendement » (dans Nature, ils n’avaient pas osé, devant les députés, il n’y a plus de doute…)
- « Les bios n’ont ni azote ni herbicides » (pour les herbicides, on est d’accord, pour l’azote c’est plus nouveau)
- « Qu’ils soient bios ou conventionnels, plus ils [les agriculteurs] ont recours à ces deux types d’intrants, moins ils gagnent d’argent » (juste après avoir affirmé que les bios n’utilisaient aucun de ces deux intrants? En tout cas, nous voici armés intellectuellement pour lancer aussi le plan de sortie de la fertilisation azotée).
- « Le meilleur herbicide, c’est le blé, puisque, quand il n’y a ni herbicide ni azote, la présence du blé à lui seul diminue la biomasse des adventices de 80%, parce que c’est une culture qui est très compétitrice. » Certes… mais les 20% restants peuvent faire très mal, si la parcelle n’était pas à peu près propre à la levée. Et de toute façon, sans azote, on n’aura pas beaucoup de biomasse, ni d’adventices, ni de blé… Une subtilité qui a échappé au journaliste, qui complète : « Il suffirait donc pour les agriculteurs de laisser le blé se défendre tout seul pour pousser. »
Cela amène à une question finale et logique de Mme Toutut-Picard, Députée et Présidente de la Mission : « Comment se fait-il que les agriculteurs, qui sont loin d’être bêtes, surtout les français (sic), persistent dans ce genre de pratiques ? » Réponse de M. Bretagnolle : « Demandez-leur cet après-midi, parce que je n’ai pas la réponse à cette question justement ». Un aveu étonnant, pour un chercheur dont c’est le métier de comprendre les pratiques agricoles, et de les faire évoluer. Passons sur la condescendance de cet échange vis-à-vis des agriculteurs. La vidéo enchaine sur l’interview de l’un d’entre eux, que l’on interroge sur son utilisation … du glyphosate ! Quelqu’un a-t-il expliqué aux députés que l’utilisation du glyphosate est marginale sur blé ? Il est permis d’en douter…
Rappelons que M. Bretagnolle est un habitué de l’Assemblée Nationale, puisqu’il a également été auditionné sur les néonicotinoïdes : un sujet qu’il avait traité avec une grande créativité statistique, dans un autre article que ForumPhyto avait salué en son temps[v]. Voici donc les bases scientifiques innovantes sur lesquelles la France prépare son plan de sortie des pesticides. Tous les espoirs sont permis ! Nous espérons que nos auteurs ne s’en tiendront pas à ce premier succès, et adapteront leur méthode à d’autres sujets tout aussi brûlants. Par exemple, en faisant la même étude sur le désherbage mécanique, et en remplaçant les quantités d’herbicides par le fuel employé lors des passages d’outils, ils pourront démontrer tout aussi brillamment que les agriculteurs bios peuvent réduire sans dommage leur empreinte carbone, en supprimant le désherbage mécanique. Il sera ensuite temps de s’attaquer au trou de la Sécurité Sociale, en constatant avec le même brio que les personnes qui consomment le plus de médicaments sont les plus malades (malgré les « affirmations répétées » du « lobby pharmaceutique », qui prétend qu’ils permettent de soigner): il en résulte évidemment que l’on améliorerait grandement l’état de santé de la population, si l’on diminuait la consommation de médicaments de 50%.
Un travail nécessaire, mais totalement dévoyé
Cette publication est d’autant plus irritante qu’elle discrédite un thème de recherche sur lequel nous manquons actuellement d’informations : l’impact concret des adventices dans la production agricole française, dans les conditions réelles du terrain. Nous l’avons vu, les connaissances sur ce sujet proviennent essentiellement d’expérimentations avec témoins non traités adjacents. Ces expérimentations sont rigoureuses, mais conduites sur des situations pas forcément représentatives de la réalité du terrain. Beaucoup des références sur ce thème viennent d’essais conduits pour comparer l’efficacité d’herbicides. Afin d’augmenter les chances d’obtenir des résultats significatifs, ces essais sont le plus souvent réalisés sur des parcelles avec une flore adventice plus élevée que la moyenne. Il y aurait donc un intérêt réel à mesurer cet impact des adventices chez les agriculteurs, comme cette étude prétend le faire. Mais à condition bien sûr de s’attaquer au sujet sérieusement, c’est-à-dire entre autres précautions :
- En ne comparant que des parcelles ayant la même rotation culturale et des potentiels de rendement comparables
- En quantifiant l’usage des herbicides par l’IFT (Indice de Fréquence de Traitement), et non par la quantité de matière active/ha
- En faisant des relevés d’adventices avant et après traitement, et en analysant les résultats à la lueur des nuisibilités connues pour chaque espèce.
Vu la complexité du désherbage, ce travail nécessiterait d’être mené sur plusieurs années, et sur l’ensemble des cultures de la rotation. Pour obtenir des résultats significatifs, il faudrait bien sûr un nombre de parcelles beaucoup plus grand que les 150 traitées ici. Espérons que les élus de la Mission Parlementaire ne considéreront pas le sujet comme clos, d’après les conclusions hâtives et partisanes qui leur ont été présentées, et sauront solliciter un vrai travail de fond sur ce thème.
Philippe Stoop
[i] http://institut.inra.fr/Missions/Eclairer-les-decisions/Etudes/Toutes-les-actualites/Ecophyto-R-D
[ii] https://www.nature.com/articles/srep30112
[iii] https://www.arvalis-infos.fr/quelle-est-la-nuisibilite-des-mauvaises-herbes-en-cereales-a-paille–@/view-17542-arvarticle.html
[iv] http://www.lcp.fr/emissions/286503-hors-seance-mission-fin-du-glyphosate
[v] http://www.forumphyto.fr/2016/09/26/les-nuisances-virtuelles-des-neonicotinoides-episode-2-le-retour-des-abeilles-a-puce/#_ftn3