Le très respecté généticien Axel Kahn a mis en ligne récemment un avis sur le glyphosate[1]. Il s’agit d’une initiative personnelle, publiée seulement sur son blog personnel. Ce document mérite toutefois une lecture attentive, car A. Kahn est une des figures les plus prestigieuses de l’expertise et de l’éthique des sciences biologiques. Son avis est donc potentiellement très influent, et en tout cas très représentatif de la vision des sciences que peuvent recevoir les décideurs politiques en recherche d’expertise au plus haut niveau. Par ailleurs, il est pleinement partie prenante sur ce sujet, en tant que Président du Comité d’éthique INRA-CIRAD-IFREMER. Son opinion est d’autant plus attendue qu’Il a su dans le passé porter un discours équilibré sur les avantages et les risques des Organismes Génétiquement Modifiés, face à l’hostilité médiatique dominante. De plus, il rappelle dans son texte deux grands principes auxquels les scientifiques ne peuvent que souscrire, et qui ont cruellement manqué jusqu’à présent au débat public sur le glyphosate : la séparation entre les faits et les opinions, et la prédominance qui doit être accordée aux démarches scientifiques basées sur des preuves. C’est donc avec une confiance (mesurée tout de même…) que nous avons lu son texte… et nous sommes tombés de haut !
Séparer données et opinions, oui. Encore faut-il présenter toutes les données…
Les approximations et omissions du texte d’A. Kahn sont trop nombreuses pour être toutes citées ici, et nous n’en ferons ici qu’un résumé (pour une analyse détaillée, voir ici). Passons rapidement sur le fait que la séparation entre faits et opinion est loin d’être aussi étanche que le proclame A. Kahn. Nous mettrons cela sur le fait qu’il s’agit d’un document informel et spontané, ne répondant à aucune demande officielle[2], et que son auteur aurait sans doute amendé s’il avait pris un peu plus de temps pour le relire. Mais il y a un vice majeur dans ce « point » sur le glyphosate, qui ne peut pas être dû simplement à la précipitation : il ne cite AUCUN argument en faveur du glyphosate, même pas celui qui devrait être le plus incontournable pour un scientifique et un conseiller politique responsable : l’avis des agences sanitaires, dont aucune n’a suivi l’avis du CIRC qui l’a classé comme cancérigène probable (en tant que danger et non risque, ce qui veut dire que même le classement controversé du CIRC n’implique pas forcément un risque réel pour les utilisateurs de glyphosate, et encore moins pour les consommateurs : une nuance qu’Axel Kahn ne juge pas utile d’expliquer à ses lecteurs). Sur ce sujet, son avis est encore plus partial que les articles d’un journal comme le Monde, qui, malgré son évident tropisme écologiste, avait quand même tenu à sauvegarder sa crédibilité en rappelant quelques avantages mineurs du glyphosate[3]. De fait, un lecteur d’Axel Kahn qui ignorerait tout du sujet n’apprendra jamais qu’il existe une procédure d’homologation très approfondie à laquelle les industriels doivent se soumettre, ni que TOUTES les interrogations scientifiques qu’A. Kahn évoque ont été examinées par les agences sanitaires, qui ont toutes conclu favorablement pour le glyphosate.
Contredire les agences sanitaires, sans jamais les attaquer frontalement, fait partie depuis longtemps du travail de sape des ONG anti-pesticides. Une hypocrisie qui au fond arrange tout le monde : non citées explicitement, les agences se gardent bien de s’exposer à réagir publiquement… ce qui dispense à son tour les environnementalistes d’étayer sérieusement leurs accusations. Il était déjà choquant que le précédent ministre de la transition écologique, occasionnellement soutenu par sa collègue de la santé, joue ce jeu démagogique et irresponsable pour soutenir sa croisade contre le glyphosate. Mais c’est à notre connaissance la première fois qu’un scientifique du niveau d’A. Kahn s’adonne à de telles pratiques.
Autre point qui montre que nous avons décidément changé d’époque : A. Kahn évoque le rôle de la pression citoyenne, sans se demander une seule fois si celle-ci est basée sur une communication claire et objective des données scientifiques. C’est pourtant un sujet qui, en tant que spécialiste d’éthique scientifique, devrait pourtant le concerner à deux titres :
- Pour s’assurer que les medias ont retranscrit fidèlement l’état des connaissances scientifiques sur le glyphosate, et rétablir la vérité si nécessaire pour que le débat démocratique ne soit pas biaisé. Nous avons déjà vu que ce n’est manifestement le cas : son « point » sur le glyphosate est en fait un point sur les arguments contre le glyphosate, où aucun argument favorable n’est cité. Sa seule concession est de reconnaitre que son remplacement ne sera pas si facile… mais pas un instant la nécessité de son interdiction n’est questionnée.
- Pour vérifier si la production scientifique elle-même traite de façon équilibrée le cas du glyphosate et des pesticides en général. Sur ce sujet, son attitude est plus ambigüe. A. Kahn a au moins le mérite d’énoncer clairement une vérité que les épidémiologistes ont une nette tendance à balayer sous le tapis : le fait que, pour les cancers réputés plus fréquents chez les agriculteurs, et attribués aux pesticides, la mortalité standardisée (comparée à la population générale) est régulièrement inférieure à l’incidence standardisée (le nombre de nouveaux cas déclarés chaque année, toujours comparé à la population générale). Mais il n’est pas allé jusqu’à rappeler l’autre information oubliée sur ce sujet : à savoir que la mortalité des agriculteurs est inférieure ou égale à celle de la population générale pour TOUTES les formes de cancer[4]. Et surtout il se garde bien d’expliquer aux non spécialistes l’enjeu scientifique de ce qui peut sembler une simple curiosité statistique : l’explication la plus probable de ce phénomène est que l’excès d’incidence, observé pour trois formes seulement de cancers chez les agriculteurs, pourrait simplement être dû à un dépistage plus précoce[5]. Un sujet dont l’INSERM tarde curieusement à s’emparer, bien qu’il soit évident scientifiquement depuis une dizaine d’années. En tant qu’autorité éthique incontestée, on aimerait connaître l’avis d’A. Kahn sur le retard que l’INSERM prend pour traiter ce sujet. Et, s’il est réticent à s’exprimer sur l’INSERM où il n’a plus de rôle officiel, on aimerait avoir son avis de président actuel du comité d’éthique de l’INRA, sur l’étrange façon dont cet institut a publié une étude majeure sur les impacts des systèmes de cultures sur la biodiversité des sols : la synthèse de cette étude, dont les résultats étaient très favorables à l’agriculture de conservation, même par rapport à l’agriculture biologique, omettait le fait que du glyphosate avait utilisé dans ce mode de culture[6]! Un oubli que l’Institut s’est bien gardé de corriger, quand la FNSEA s’est retrouvée seule au front pour rappeler l’intérêt du glyphosate dans les stratégies d’agro-écologie…
Les solutions alternatives : y a-t-il un agronome dans l’avion ?
Tout partisan de l’interdiction du glyphosate se doit de montrer que des alternatives existent. Sur cette partie, on sent que la pause estivale a empêché A. Kahn de consulter un agronome, ce qui lui aurait pourtant été utile pour éviter les affirmations trop hasardeuses[7]. Comme d’habitude, cette partie commence par un éloge de l’agriculture bio et du désherbage mécanique, sans trop s’interroger sur les coûts financiers et énergétiques (et donc le bilan carbone) de ces solutions de substitution. Sur ce sujet encore, A. Kahn se contente d’effleurer la vraie question scientifique (l’intérêt pour la biodiversité des sols de réduire le recours au labour), sans aller jusqu’à la question qui fâche (le fait que la suppression du labour soit plus difficile en bio qu’en conventionnel, du fait de son refus d’utiliser tout herbicide, même rarement et à des doses très réduites).
Là où A. Kahn tient à sauvegarder sa réputation de défenseur de l’innovation, c‘est sur son hommage appuyé sur les travaux sur la robotisation du désherbage, avec localisation par GPS de précision et identification automatique des mauvaises par Intelligence Artificielle. Mais il ne semble pas avoir réalisé que ces techniques ne sont applicables seules que sur une gamme étroite de cultures (essentiellement celles cultivées à grand écartement comme la vigne et l’arboriculture, le maïs, ou la betterave), mais ne peuvent être que marginales sur les céréales à paille et la plupart des oléoprotagineux, qui couvrent des superficies bien plus grandes. Et notre perplexité est grande quand il concède que, faute de moyen mécanique ou thermique ( !), ces techniques permettraient une élimination des mauvaises herbes par « application très locale d’un herbicide total » : apparemment, personne n’a pensé à lui signaler que le glyphosate est maintenant le seul herbicide total autorisé par la France, qui a eu la bonne idée d’interdire la seule autre molécule de substitution sérieuse, le glufosinate, quelques semaines avant de décider d’interdire le glyphosate.
Les nouveaux habits scientifiques de la pensée unique
Bien sûr, il faut rappeler que ce texte n’est qu’une initiative privée, qu’Axel Kahn aurait sans doute pris le temps de mieux argumenter s’il s’était agi d’un travail officiel. Il faut donc passer sur les défauts sur les défauts de forme, et les approximations agronomiques qui auraient sans doute été corrigées par la suite. Par contre, ce caractère privé nous garantit que ce texte est bien conforme à sa vision de l’agriculture, et du rôle que l’expertise scientifique doit y jouer… et ce n’est n’est pas très rassurant ! A la lecture, il s’avère en effet que ce « point » sur le glyphosate n’est guère vigilant sur le respect des deux beaux principes qu’il préconise : séparation des faits et des idées, et prépondérance des données scientifiques validées par les preuves. Sous des dehors plus rigoureux, il reprend en fait tous les procédés de l’argumentaire anti-pesticides militant :
- Occultation complète de l’existence des procédures d’homologation et des avis des agences sanitaires
- Polarisation exacerbée sur les arguments sanitaires non avérés, pour rendre inaudible tout argument économique et toute analyse coût-bénéfice
- Survalorisation des solutions de remplacement, quel que soit leur niveau de maturité technique ou économique.
Plus surprenant encore dans une optique d’éthique scientifique : la « pression citoyenne » y est présentée comme une donnée à laquelle les scientifiques doivent obéir sans réserve. Il fut un temps (dont Axel Kahn a été acteur), où l’avis des scientifiques pouvait éclairer les débats publics en aidant justement à faire la part des faits et des opinions. L’époque a bien changé… mais, tout comme certaines mauvaises herbes ont su devenir résistantes au glyphosate, certains experts ont su s’adapter à l’anti-scientisme ambiant !
Philippe Stoop
[1] https://axelkahn.fr/le-point-sur-le-glyphosate/
[2] Les plus perfides auront toutefois noté que cet avis très Macron-compatible est paru le 31 août 2018, après la démission de Nicolas Hulot et avant la nomination de son remplaçant. Mais n’en tirons pas de déduction trop aventureuse…
[3] http://chevrepensante.fr/2017/12/09/glyphosate-un-echec-mediatique-analyse/
[4] https://www.europeanscientist.com/fr/opinion/pesticides-et-cancers-chez-les-agriculteurs-la-fuite-en-avant-vers-lirrefutabilite-premiere-partie/
[5] https://www.europeanscientist.com/fr/opinion/pesticides-et-cancers-chez-les-agriculteurs-la-fuite-en-avant-vers-lirrefutabilite-2eme-partie/
[6] http://www.forumphyto.fr/2017/10/09/lagriculture-de-conservation-avec-glyphosate-championne-de-la-biodiversite-des-sols/
[7] Il aurait néanmoins pu consulter l’avis de l’Académie d’Agriculture de France : https://www.academie-agriculture.fr/system/files_force/publications/notes/2017/les-services-rendus-par-le-glyphosate-en-agriculture/20171009glyphosatevdef.pdf?download=1