Résumé :
Les conflits d’intérêt en matière scientifique font décidément les beaux jours de la presse : quelques semaines après un manifeste affligeant sur de pseudo-manipulations scientifiques concernant les perturbateurs endocriniens[1], voici une nouvelle offensive, cette fois à propos des OGM. Un article publié par l’INRA relance le sujet, en faisant une analyse rétrospective sur les publications scientifique concernant les maïs Bt, c’est-à-dire les maïs transgéniques produisant la toxine insecticide du Bacillus thuringiensis. Les auteurs déclarent avoir identifié des corrélations significatives entre l’existence de conflits d’intérêt, et la production de résultats favorables aux OGM. Un résultat que toute la presse interprète comme la preuve que les travaux financés par les semenciers sont biaisés. Mais est-ce vraiment ce que démontrent les auteurs ? Comme d’habitude, une lecture attentive de la publication dégonfle rapidement le soufflé.
L’intérêt scientifique de cette publication est donc nul, mais il est clair que l’objectif n’était pas scientifique, mais bel et bien de propagande.
Plus inquiétant encore, en soutenant cette étude, le service de presse de l’INRA participe à la diabolisation de principe des conflits d’intérêt, et soutient la campagne de dénigrement des chercheurs travaillant en partenariat avec l’industrie.
Le grand retour de Bourguet et Guillemaud
Cette publication[2] est le nouveau « hit » des deux stars montantes du « pesticide bashing », D. Bourguet et T. Guillemaud, désormais bien connus dans nos colonnes sous l’abréviation de B&G. Nous avons déjà longuement détaillé les manipulations de leur grand succès de 2015, une étude prétendant démontrer que les pesticides auraient un bilan économique négatif[3]. Cette publication a d’ailleurs connu une consécration nouvelle il y a quelques semaines, puisqu’elle a servi de référence principale au rapport de l’ITAB démontrant la supériorité de l’agriculture bio, bien que les auteurs de ce rapport reconnaissent que dans le détail tous les calculs de B&G étaient surestimés et devraient être réévalués ultérieurement[4].
Plutôt que de procéder eux-mêmes à ces réévaluations, nos duettistes ont préféré changer de cible : après les pesticides, ils s’attaquent maintenant au marché le plus juteux des lanceurs d’alerte pseudoscientifique, les OGM, suivant ainsi l’exemple prestigieux de G.E. Séralini. L’angle d’attaque qu’ils ont choisi est très à la mode : plutôt que de produire des expériences permettant de faire progresser sérieusement les connaissances sur le sujet étudié, il s’agit de discréditer sans les examiner tous les résultats issu de la recherche privée, en les affublant de l’étiquette infamante de « conflit d’intérêt ». La méthode suivie est simple : B&G (qui sont fait assister en l’occurrence par un collègue, E. Lombaert, auquel nous souhaitons le même succès médiatique qu’à ses deux associés) ont recensé les publications scientifiques portant sur les maïs Bt, c’est-à-dire les maïs transgéniques modifiés pour produire la toxine insecticide du Bacillus thuringiensis. Pour les 672 publications retenues, ils ont classé les résultats obtenus en fonction de leur caractère favorable, neutre ou défavorable aux maïs Bt, sur deux thèmes (efficacité et durabilité). Ils ont vérifié pour chacune si des conflits d’intérêt potentiels étaient déclarés et/ou détectables. Ils ont finalement recherché si les publications avec conflits d’intérêt (COI) obtenaient en moyenne des résultats plus favorables que celles n’en déclarant pas… et nous annoncent fièrement qu’il y a un lien hautement significatif entre l’existence de conflit d’intérêt et des résultats favorables au maïs Bt. Ils poussent même le ridicule jusqu’à afficher des probabilités critiques allant jusqu’à 10-16 dans leurs analyses statistiques, alors que l’usage habituel est de simplement signaler les résultats hautement significatifs par la mention p<0,001. Laissons-leur cette satisfaction puérile, leurs résultats sont sans doute mega, voire « gigasignificatifs » sur le plan statistique. Malheureusement, ils ne signifient rien sur le plan scientifique.
Des résultats impressionnants pour les profanes, mais vides de sens pour les scientifiques
Dans deux articles détaillés[5], Seppi a déjà bien montré les biais méthodologiques possibles de l’étude, et la façon dont les auteurs détournent la notion de conflit d’intérêt pour discréditer toute recherche partenariale entre labos publics et industriels. Nous voudrions surtout montrer ici en quoi, même si on accepte les chiffres présentés par les auteurs (qui restent somme toute assez vraisemblables), ils ne démontrent en fait rien. Et surtout, comment une succession d’astuces de présentation et de sémantique permet de transformer cette publication scientifique sans intérêt, en très efficace article de propagande.
Notons d’abord que l’approche de B&G, qui se contentent de qualifier chaque publication comme favorable, neutre ou défavorable est passablement simpliste. Elle oblige à résumer en un qualificatif unique des travaux complexes, ce qui comporte forcément une part d’arbitraire. Et surtout, à la lecture de la méthode de B&G, tout chercheur de bonne foi pressent immédiatement une difficulté dans leur approche. En effet, la probabilité d’un résultat favorable ou défavorable aux OGM dépend évidemment du thème du travail. A part quelques extrémistes, personne ne conteste que les OGM Bt ont globalement une bonne efficacité sur beaucoup de ravageurs, mais qu’ils peuvent aussi induire des résistances préjudiciables à leur durabilité. Les études sur le thème de l’efficacité ont donc une forte probabilité d’aboutir à un résultat favorable, celles qui portent sur la durabilité ont beaucoup plus de chances d’aboutir à un résultat défavorable. De plus, pour chaque thème, la probabilité de résultat favorable dépend du contexte : par exemple, une étude sur l’efficacité a pratiquement 100% de chances d’être favorable, si elle est faite sur une population d’insectes ravageurs sensibles à la toxine Bt. Par contre, elle risque nettement plus d’être défavorable, si elle est faite sur une population où la résistance est déjà installée.
Or ces différences liées au thème et au contexte ne sont pas neutres par rapport à la comparaison public-privé : en effet, la recherche publique a été essentiellement mobilisée pour évaluer les risques d’effets indésirables des OGM (la démonstration de leur efficacité et de leur intérêt économique ayant été supposée faite par les industriels). Par contre, les semenciers travaillent à la fois sur les deux aspects : pris globalement, leurs travaux ne peuvent donc pas être comparés tels quels à ceux de la recherche publique.
Pour n’importe quel scientifique connaissant le sujet, il est donc évident qu’une comparaison entre recherche publique et privée (ou partiellement privée) sur ces sujets devrait impérativement être faite :
- En traitant séparément le thème de l’efficacité et de la durabilité
- A l’intérieur de chaque thème, en ne comparant que des études réalisées dans des contextes comparables
Ces difficultés, pas forcément apparentes pour le grand public, étaient évidentes dès le départ pour tout chercheur de bonne foi. Pourtant, B&G se gardent bien d’en parler dès la présentation du contexte de leur étude. Ils font mine de découvrir le problème lors du traitement des résultats (page 8 à 10 de leur article), ce qui présente deux avantages pour eux :
- Ce qui aurait dû être un truisme (la différence de point de vue entre les travaux publics et privés) peut passer pour un résultat de leur étude
- Mais surtout, cela permet de justifier un traitement statistique inutilement compliqué, dans lequel B, L &G brassent des analyses statistiques globales et des traitements stratifiés en fonction du thème (mais jamais en fonction du contexte), et embrouillent à loisir le lecteur en mélangeant les deux niveaux d’analyse.
Les pages 8 à 10 de l’article sont un chef d’œuvre d’humour involontaire, et méritent à elles seules des notes de lecture spécifiques :
Pour une analyse statistique détaillée, voir : Le tour de passe-passe de B&G en 4 graphes (document pdf)
On y voit B&G faire mine de découvrir ce que savait n’importe quel agronome avant de s’attaquer à une étude de ce style, (à savoir que les différences d’approche entre recherche publique et privée biaisent la comparaison), et tordre en tous sens leur données pour laisser croire que leur fameux « effet COI » est significatif, affirmation pourtant démentie par leur figure 3D.
A la fin de cette éblouissante démonstration de science post-factuelle, l’effet attribué aux conflits d’intérêt s’est déjà sensiblement dégonflé :
Fig 3A : effet des conflits d’intérêt sur la probabilité de résultats favorables (présentation de B&G)
D’après ce graphique, les conflits d’intérêt augmentent de 47% (différence hautement significative) la probabilité d’avoir un résultat favorable aux OGM
Fig 3A1 et 3A2 : effet des conflits d’intérêt sur la probabilité de résultats favorables (présentation honnête)
Quand on s’affranchit du biais créé par le caractère intrinsèquement favorable des études sur l’efficacité, on constate que la différence entre études « avec ou sans COI » n’est en réalité que de +27 % pour les études sur l’efficacité, et +33% pour la durabilité, et n’est significative pour aucun des deux thèmes (voir fig 3d de B, L et G).
Bien que non significatives, ces différences de 27 et 33% peuvent encore sembler considérables, et donc suspectes. Pourtant, à ce stade, rien ne permet de penser qu’elles sont dues à une manipulation des études « avec COI ». Nous avons vu en introduction que, pour un thème donné, la probabilité de résultats favorables dépend aussi du contexte, par exemple le niveau de résistance au Bt de la population d’insectes sur laquelle l’étude est réalisée. Une fois encore, vu que les labos publics ont surtout cherché à vérifier la durabilité des maïs Bt, il ne serait pas surprenant que leurs études aient porté plus fréquemment sur des populations résistantes que les études financées ou co-financées par les semenciers. Dans ce cas, cela ne signifie pas qu’il y a d’un côté des études justes et des études biaisées : la seule question est de savoir quel type d’étude est le plus proche de la réalité statistique du terrain. Et, de ce point de vue, il n’est pas sûr que les études publiques soient forcément les plus représentatives.
Malheureusement, nous n’en saurons pas plus avec B,L &G : ils n’ont absolument pas cherché à caractériser le contexte des études qu’ils ont synthétisé. Cette étape aurait pourtant été nécessaire pour comparer les pertinences des études publiques et « avec COI ». C’est ce qui aurait fait la différence entre une véritable étude scientifique sur l’effet des financements privés sur la qualité des travaux scientifiques, et une publication militante destinée à relancer la chasse aux sorcières contre les conflits d’intérêt.
Une nouvelle étape de la « Foucartisation » de la science
Dans ForumPhyto, nous avons plusieurs fois épinglé des publications recourant à un tri sélectif des résultats expérimentaux obtenus, ou à des méthodes statistiques très tirées par les cheveux. Ces articles traitaient d’une véritable question scientifique, mais avec des méthodes inadaptées. L’analyse de B&G inverse le processus : ils utilisent des analyses statistiques correctes en elles-mêmes, mais appliquées à une question qui n’a aucun intérêt scientifique, puisqu’elle ne fait que chiffrer une évidence connue de tout chercheur : les laboratoires publics, contrairement aux semenciers, ont beaucoup moins travaillé sur les effets positifs des maïs Bt que sur leurs risques potentiels.
L’intérêt scientifique de cette publication est donc nul, mais il est clair que ce n’était pas l’objectif. Présentés sans les explications nécessaires, les chiffres calculés peuvent facilement donner l’impression aux profanes que les semenciers truquent leurs résultats. Il ne s’agit donc pas ici de science, mais bel et bien de propagande. Bien entendu, B&G ne formulent pas leur conclusion de façon aussi abrupte, et mettent en fin de leur article les réserves minimales que l’on attend d’un scientifique. Pas besoin d’en faire plus, ils savent que les journalistes se chargeront de faire le reste du travail. Des chercheurs comme B&G n’attendent plus la consécration suprême d’une publication dans Nature ou Science, mais d’une citation par S. Foucart dans la rubrique Environnement du Monde. Comme on pouvait s’y attendre, celui-ci a assuré la traduction grand public[6] avec sa finesse habituelle : « La recherche sur les OGM est minée par les conflits d’intérêts », suivi sur ce thème par la plupart des medias qui ont rendu compte de l’article[7].
Il est déjà préoccupant que des chercheurs s’approprient à titre individuel ce genre de procédés, qui était auparavant l’apanage d’ONG militantes comme Générations Futures avec ses enquêtes Exppert. Mais en l’occurrence ils bénéficient de la bénédiction au moins tacite de l’INRA, qui a relayé cette publication, avec des réserves minimes, dans son service de presse. Infogm l’a bien senti, en écrivant : « Ce n’est pas une association ou un syndicat, opposés aux OGM, qui le disent : une étude réalisée par des chercheurs de l’Institut public de recherche agronomique (Inra) conclut que « 40% des publications étudiées présentent un conflit d’intérêt financier »[8].
Le sujet est d’autant plus important qu’il met en cause la crédibilité d’une part croissante de la recherche publique. En effet, ce que B&G et leurs collègues délateurs appellent « travaux avec conflits d’intérêt » ne désigne rien d’autre que les travaux de recherche collaborative, associant labos publics et recherche privée. En soutenant cette étude, le service de presse de l’INRA participe à la diabolisation de principe des conflits d’intérêt, et soutient la campagne de dénigrement des chercheurs travaillant en partenariat avec l’industrie. Dans le contexte actuel, où les laboratoires tirent de plus en plus en plus leurs revenus de projets collaboratifs, il contribue à alimenter la fiction d’un clivage entre les chercheurs « purs » travaillant pour le bien public, et les chercheurs « impurs » « collaborant » avec l’industrie. On se demande donc si le service de presse INRA a bien pris la mesure des implications de la figure 3D de la boule puante de B&G, qui insinue que les chercheurs orientent leurs résultats en fonction des intérêts de leurs partenaires industriels : une attaque en règle contre les chercheurs qui se démènent pour monter des projets de valeur profitant non seulement à la recherche publique, mais aussi au monde agricole. Et la direction de l’INRA, qu’en pense-t-elle ? Il serait grand temps qu’elle sorte de sa réserve, et précise clairement si les publications de Bourguet et Guillemaud correspondent bien à ses nouveaux standards de qualité et d’intégrité scientifique. C’est d’autant plus important que la défense de l’intégrité scientifique est un sujet d’actualité dans les instituts de recherche…et que le traitement des conflits d’intérêt y prend parfois une tournure étrange. Ce sujet mérite à lui seul un autre article, car on peut se demander si des articles comme ceux de B&G n’ont pas l’ambition d’influer sur ce débat.
Philippe Stoop
[1] http://www.forumphyto.fr/2016/12/05/perturbateurs-endocriniens-ou-sont-les-marchands-de-doute/
[2] http://journals.plos.org/plosone/article?id=10.1371/journal.pone.0167777
[3] http://www.forumphyto.fr/2016/03/24/couts-benefices-des-pesticides-une-mauvaise-plaisanterie-de-linra/ et http://www.pseudo-sciences.org/spip.php?article2647
[4] http://www.forumphyto.fr/2017/01/03/le-bio-cest-bon-cest-litab-qui-le-dit/
[5] http://seppi.over-blog.com/2016/12/un-article-alter-scientifique-sur-les-conflits-d-interets.sans-enfin.declaration-sur-les-conflits-d-interets-des-auteurs.html et http://seppi.over-blog.com/2016/12/un-article-alter-scientifique-sur-les-conflits-d-interets.pour-convaincre-ecrivez-conflit-d-interets-2.html
[6] http://www.lemonde.fr/planete/article/2016/12/19/ogm-l-inra-pointe-une-recherche-sous-influence_5050955_3244.html
[7] Quelques exemples parmi d’autres : http://www.lexpress.fr/actualite/societe/sante/les-etudes-sur-les-ogm-sont-contaminees-par-les-conflits-d-interets_1861873.html
https://reporterre.net/Reporterre-sur-France-inter-La-science-des-OGM-empoisonnee-par-les-conflits-d
[8] http://www.infogm.org/6113-ogm-recherche-entachee-conflit-interet