Résumé : ForumPhyto avait demandé des éclaircissements à M. Piel, auteur d’une publication inquiétante sur les tumeurs au cerveau dans la cohorte Agrican. Celui-ci a accepté fort aimablement de nous envoyer une réponse, que ForumPhyto a publiée immédiatement. Toutefois, si cette réponse corrige certaines de nos hypothèses mineures, elle n’éclaircit pas nos interrogations principales : après la réponse de M. Piel, nous ne savons toujours pas s’il y a réellement une différence significative entre l’incidence de ces tumeurs chez les agriculteurs utilisateurs de pesticides, et chez les membres de la cohorte Agrican non utilisateurs de pesticides ; ni pourquoi l’interprétation des résultats s’intéresse avec tant d’insistance aux cultures pratiquées dans les exploitations, malgré l’absence totale de différence significative entre ces cultures. Et la nouvelle référence citée par M. Piel sur la cohorte Agrican complique encore la situation, puisqu’elle ne montre aucun excès de tumeurs malignes du cerveau dans la cohorte, et suggère que les intervalles de confiance des incidences brutes utilisées par M. Piel sont trop larges pour se prêter à des conclusions fiables.
ForumPhyto a publié en juillet dernier un article[1] à propos d’une publication sur l’incidence des tumeurs du cerveau dans la cohorte française Agrican[2], qui annonçait que l’incidence de ces cancers était augmentée de 96% chez les utilisateurs de pesticides, par rapport aux membres de la cohorte non exposés aux pesticides. Cette publication nous semblait nécessiter des éclaircissements sur plusieurs points importants : par exemple, elle ne nous indiquait pas les incidences respectives des sous-populations comparées, et ne les comparait pas à celle de la population générale. De plus, nous ne comprenions pas très bien pourquoi la discussion des résultats accordait tant d’importance aux variations d’incidence des tumeurs en fonction des cultures pratiquées par les agriculteurs, alors que les différences d’incidence en fonction des cultures de l’exploitation ne sont pas significatives, et ne montrent même pas de tendance à suivre l’intensité moyenne de traitement sur les cultures. C’est pourquoi nous avions transmis cet article au principal auteur de la publication, M. Clément Piel. Celui-ci nous a transmis une réponse très détaillée fin octobre dernier[3]. Nous tenons à l’en remercier très sincèrement. Il nous est déjà arrivé plusieurs fois à ForumPhyto de solliciter des éclaircissements de chercheurs ou du Pôle Expertise Collective de l’INSERM, et c’est la première fois que nous recevons une réponse aussi argumentée et détaillée. Ce type d’explication nous parait nécessaire pour des sujets aussi importants pour les agriculteurs. En effet, comme le rappelle lui-même M. Piel, la complexité des méthodes statistiques employées en épidémiologie rend difficile leur bonne compréhension pour les profanes…même quand il s’agit de la population concernée par ces résultats. C’est pourquoi nous avions cherché à mettre en perspective les résultats très abstraits de M.Piel, en estimant nous-même les incidences brutes (avant toute correction statistique), et nous avions cherché à comparer ces incidences à celles disponibles pour la population générale. Faute de disposer de l’ensemble des données nécessaires, cela nous avait parfois obligé à des approximations dont nous avions averti les lecteurs. Sur ce plan, la réponse de M. Piel a analysé de façon très exhaustive toutes nos estimations, en les corrigeant quand nécessaire. Certaines de ces remarques semblent traduisent des malentendus sur nos intentions. Nous nous en expliquons dans une réponse détaillée que nous joignons à cet article (Voir Réponse complète à M Piel), mais comme il s’agit souvent de sujets assez techniques nous n’en traiterons pas ici. Notre objet est simplement de refaire le point sur les questions que nous avions soulevées, pour voir dans quelle mesure la réponse de M. Piel les a éclaircies. Nous reprendrons donc rapidement les quatre thèmes principaux de notre article initial:
1er point : les incidences brutes de tumeurs du SNC (Système Nerveux Central), que nous avions dû calculer nous-mêmes à partir des données de l’article, ne montrent aucune différence entre les agriculteurs utilisateurs et non-utilisateurs de pesticides. C’est seulement après correction des facteurs de confusion principaux qu’un excès très important d’incidence (+96%) apparait chez les utilisateurs de pesticides, ce qui est surprenant au vu de l’effet habituel des facteurs de confusion qui ont été corrigés (âge, sexe, consommation de tabac et d’alcool, niveau d’étude).
Population | Incidence brute (/100 000 personnes/an) |
Incidence corrigée (/100 000 personnes/an) |
Age moyen | % d’hommes |
Exposé à des cultures ou animaux | 29,7 | ? | 65,0 | 56,6 |
Non-exposés aux pesticides | 32,2 | ? | 53,5 | 53,2 |
Ratio Exposé/Non exposé | 0,92 | 1,96 (significatif 5%) |
Tab1 : Le résultat majeur de Piel et al. 2017 est que l’incidence des tumeurs du cerveau est augmentée de 96% entre les membres de la cohorte Agrican exposés aux pesticides, et ceux qui n’y sont pas exposés. Ce résultat est obtenu après correction des effets de l’âge, du sexe, de la consommation de tabac et d’alcool, et du niveau d’études. M. Piel ne donnait dans sa publication aucun chiffre d’incidence, ni bruts, ni après correction. (les chiffres en gras sont ceux donnés par Piel et al. les chiffres en italique ont été calculés par ForumPhyto). C’est d’autant plus regrettable que, quand on calcule les incidences brutes (les seules qui peuvent être calculées par un lecteur ne disposant pas des données de base de l’article), on trouve des résultats quasi-identiques pour les deux populations. L’excès d’incidence dans la population exposée n’apparait donc qu’après correction des biais, ce qui est surprenant d’après les informations dont nous disposons : en effet, la population exposée est nettement plus âgée et un peu plus masculine que la population non exposée. Or l’âge de loin le principal facteur de risque, et les tumeurs du cerveau sont globalement plus fréquentes chez les hommes. On s’attendrait donc à ce que la correction de ces facteurs de confusion conduise au contraire à faire baisser le risque de la population exposée, par rapport à la population non-exposée.
Dans sa réponse, M. Piel n’a pas contesté les incidences brutes que nous avons calculées, nous supposons donc qu’elles sont justes. Toutefois, nous ne connaissons toujours pas leurs intervalles de confiance, ce qui serait nécessaire pour juger de la validité du résultat obtenu, puisque ces incidences brutes sont les données d’entrée du modèle de Cox utilisé par M. Piel. Or la figure 1 (ci-dessous) laisse supposer que ces intervalles de confiance sont très larges et se recoupent très largement, ce qui jette un doute sur la validité du résultat obtenu. Par ailleurs, M. Piel nous rappelle un peu inutilement que seules les incidences corrigées des facteurs de confusion potentiels doivent être prises en compte, ce dont nous n’avons jamais douté. Mais il ne nous explique pas pourquoi ces corrections ont conduit au résultat inverse de celui que l’on attendrait, et ne dit même pas dans quel sens ont joué chacun des 5 facteurs de confusion corrigés.
2ème point : la comparaison avec la population générale. Sur ce sujet, nous avions affirmé que même l’incidence des agriculteurs non-utilisateurs de pesticides était supérieure à la normale, en nous basant sur les courbes d’incidence du rapport de synthèse nationale publié par l’INVS[4].
En fait, cette référence n’était pas pertinente, comme le montre très clairement M. Piel : ce rapport ne porte que sur les tumeurs malignes, alors que son étude porte sur tous les types de tumeurs du SNC, y compris les tumeurs bénignes. Il est donc normal que les incidences figurant dans le rapport soient inférieures à celles de sa publication. Notre affirmation selon laquelle les agriculteurs non utilisateurs de pesticides auraient eux aussi une incidence supérieure à la moyenne était donc erronée, et nous en prenons acte bien volontiers. Nous rappelons tout de même que cette erreur ne se serait pas produite, si nous n’avions pas été obligé de chercher par nous-mêmes des références extérieures pour faire cette comparaison, nécessaire pour la contextualisation des résultats.
Pour la comparaison, avec la population générale, M. Piel nous renvoie à une autre publication parue quasi-simultanément à la sienne, mais dont il n’annonçait pas la sortie dans son article, bien qu’elle n’ait pas moins de 5 auteurs en commun. Malheureusement, cette publication (qui n’était pas sortie au moment où nous avons rédigé notre article) porte seulement sur les tumeurs malignes, elle ne répond donc pas vraiment à nos questions. Toutefois, si nous admettons que le résultat des tumeurs malignes est représentatif de l’ensemble des tumeurs du cerveau (malignes + bénignes), sur lesquelles M. Piel a travaillé, cela relativise la portée de son résultat, et soulève même de nouvelles questions sur sa validité :
Fig. 1 : Incidence standardisée des tumeurs malignes du cerveau dans la cohorte Agrican, d’après la publication Lemarchand et al.2017, à laquelle nous renvoie M. Piel pour la comparaison avec la population générale (une valeur de 1 signifie que l’incidence de la population étudiée est identique à celle de la population générale). Ce résultat est compatible avec celui de M. Piel, dans la mesure où l’incidence des membres de la cohorte Agrican non exposés aux pesticides est environ la moitié de celle des agriculteurs utilisateurs de pesticides. Mais on y voit aussi :
- que l’incidence des agriculteurs utilisateurs de pesticides n’est pas significativement différente de celle de la population générale. Ce résultat est d’ailleurs cohérent avec ceux obtenus sur la cohorte américaine AHS[5]
- que celle des non utilisateurs de pesticides est certes 2 fois plus faible en moyenne, mais avec un intervalle de confiance tellement énorme (barre verticale) que rien n’indique en fait qu’il y ait une différence significative avec l’incidence de la population utilisatrice aux pesticides.
Par ailleurs, si les incidences brutes (utilisées dans le modèle de Cox de M. Piel) ont des intervalles de confiance aussi larges que ceux de ces incidences standardisées, cela interroge sur la pertinence de leur utilisation sans réalisation préalable d’une analyse de sensibilité, pour vérifier l’effet de cette incertitude sur la validité du modèle de Cox.
3ème point : la comparaison avec les données de mortalité
Nous avions essayé de vérifier si un excès de mortalité due à ces tumeurs était compatible avec la publication de Levêque-Morlais et al.[6] portant sur la même cohorte Agrican, selon laquelle la mortalité (Standardized Mortality Ratio, SMR) due aux « Autres tumeurs malignes » (dont font partie les tumeurs malignes du SNC) est très significativement inférieure à 1 chez les agriculteurs utilisateurs de pesticides (0,62 pour les hommes, 0,74 pour les femmes).
Dans sa réponse, M. Piel nous rappelle que le SMR des « Autres tumeurs malignes » n’est pas une référence satisfaisante, puisque son étude englobe aussi les tumeurs bénignes du SNC. Par ailleurs, il nous affirme que les incidences et mortalité sont des indicateurs « fort heureusement très différents ». Cette réponse nous semble loin de régler la question :
- en effet, le SMR des « Autres tumeurs bénignes » est également inférieur à 1 dans Lévêque-Morlais et al : 0,72 pour les hommes, 0,69 pour les femmes, significatif à 5% dans les deux cas.
- son affirmation sur la grande différence entre incidence et mortalité est malheureusement un peu optimiste : comme le montrent les chiffres de l’INVS[7], la mortalité est malheureusement à tout âge de l’ordre des 2/3 de l’incidence. Il est donc légitime de supposer qu’un fort excès d’incidence devrait également se traduire par un excès sensible de mortalité.
Cette question est d’autant plus digne d’intérêt que les excès d’incidence (ou de diagnostic) de certains types de cancers n’ont à notre connaissance jamais été confirmés dans les cohortes prospectives par un excès de mortalité. Par exemple, dans le cas de la cohorte Agrican, Lemarchand et al observent un excès significatif pour l’incidence du cancer de la prostate, mais Levêque-Morlais et al. trouvent par contre un Standardized Mortality Ratio significativement inférieur à 1 pour la même pathologie (observation confirmée de façon encore plus tranchée dans la cohorte AHS (incidence : + 19% [8]; mortalité : -19%[9]).
4ème point : la liaison entre espèces cultivées et incidence des tumeurs du SNC. Sur ce sujet, nous faisions remarquer que les différences que vous observez en fonction des cultures ne semblaient pas corrélées avec le nombre de traitement qui y sont pratiqués :
Fig. 2 : Relation entre le nombre de traitements pesticides appliqué sur les cultures et le risque de tumeurs du cerveau. L’abscisse correspond à l’Indice de Fréquence de Traitement (IFT) moyen constaté sur les cultures dans les dernières enquêtes sur les pratiques culturales réalisées par le Ministère de l’Agriculture : 2014 pour les grandes cultures (prairies, maïs, tournesol, blé/orge, pois, betterave sucrière, colza, pomme de terre), 2013 pour la vigne, 2015 pour l’arboriculture fruitière. Pour le blé/orge, l’IFT retenu est la moyenne du blé tendre, du blé dur et de l’orge pondérés selon leurs surfaces respectives, pour les fruits, l’IFT retenu est la moyenne pondérée des 5 espèces majeures (pomme, pêche, prune, abricot, cerise) pondérées en fonction de leurs surfaces respectives. L’ordonnée correspond au risque relatif pour les tumeurs du cerveau, par rapport aux membres de la cohorte Agrican non exposés aux pesticides, tels qu’ils figurent dans le Tableau 3B de l’article de M. Piel. Le point représente la valeur moyenne du risque relatif, la barre verticale l’ampleur de l’intervalle de confiance à 5%. D’après ce graphique, on n’observe aucune différence significative de risque en fonction des cultures, et il n’y a même pas de tendance non significative en faveur d’une liaison entre IFT et risque relatif.
Dans sa réponse, M. Piel écarte une hypothèse mineure que nous avions formulée en passant à propos du pois : le risque relatif élevé (mais non significativement différent des autres) trouvé pour cette culture n’est pas dû à un biais lié à l’âge. Mais il n’apporte aucun élément permettant de justifier un lien significatif entre l’intensité des traitements sur une culture et le risque relatif des agriculteurs qui la pratiquent.
Un bel exemple de « cacophonie de la recherche »
Au bout de compte, la réponse de M. Piel corrige donc quelques hypothèses que nous avions été obligés de faire pour interpréter ses résultats. Mais il n’apporte aucune réponse satisfaisante à nos interrogations, et la référence complémentaire qu’il nous fournit (la publication de Lemarchand et al sur l’incidence des cancers dans la cohorte Agrican) soulève plus de questions nouvelles qu’elle n’en règle. M. Piel ne nous dit toujours pas si les agriculteurs utilisateurs ont un risque de tumeurs au cerveau (malignes et/ou bénignes) plus élevé que la population générale. Il nous renvoie à Lemarchand et al, pour qui leur incidence des tumeurs malignes du cerveau est normale, et celle des membres d’Agrican non utilisateurs de pesticides nettement inférieure à la moyenne, mais non significativement. Mais cela ne nous dit toujours pas ce qu’il en est pour les tumeurs bénignes, qui sont incluses dans la publication de M. Piel. De plus, il ne nous explique pas pourquoi les ajustements statistiques appliqués aux incidences brutes ont produit un résultat aussi paradoxal.
De façon plus générale, le cas des tumeurs du système nerveux central dans la cohorte Agrican est un exemple emblématique de ce que nous avions appelé « la cacophonie de la recherche » dans un article précédent[10] :
- La publication de M. Piel porte sur l’incidence des tumeurs malignes et bénignes dans leur ensemble, sans jamais les distinguer ni les comparer avec celles de la population générale
- celle de Lemarchand et al fait cette comparaison avec la population générale, mais pour les tumeurs malignes seulement.
- Celle de Lévêque-Morlais et al porte sur la mortalité, mais en englobant les tumeurs du cerveau dans deux catégories vagues « Autre tumeurs malignes » et « Autres tumeurs bénignes », bien que les tumeurs du cerveau aient été identifiées depuis longtemps comme une des localisations à surveiller particulièrement chez les agriculteurs
Ces discordances sont d’autant plus gênantes que l’étude de M. Piel est très alarmiste, alors que celle de Lemarchand et al ne considérait pas les tumeurs du cerveau comme préoccupantes.
Bien entendu, ces questions débordent largement du cadre de la publication de M. Piel, puisqu’elles posent la question de la coordination de l’ensemble des chercheurs travaillant sur la cohorte Agrican. Il est particulièrement frustrant que, même après la réponse de M. Piel, il soit toujours impossible de faire une synthèse claire des résultats de trois publications portant sur la même pathologie, dans la même cohorte… et avec quatre co-auteurs communs aux trois articles !
Philippe Stoop
[1] http://www.forumphyto.fr/2017/07/21/les-pesticides-protegent-ils-des-tumeurs-du-cerveau/
[2] https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pubmed/28685816
[3] http://www.forumphyto.fr/2017/10/18/reponse-des-auteurs-de-letude-sur-les-tumeurs-du-cerveau/
[4] http://invs.santepubliquefrance.fr/Publications-et-outils/Rapports-et-syntheses/Maladies-chroniques-et-traumatismes/2013/Estimation-nationale-de-l-incidence-et-de-la-mortalite-par-cancer-en-France-entre-1980-et-2012
[5] https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC3052640/
[6] https://www.researchgate.net/publication/311255671_The_AGRIculture_and_CANcer_AGRICAN_cohort_study_Enrollment_and_causes_of_death_for_the_2005-2009_period
[7] http://invs.santepubliquefrance.fr/Publications-et-outils/Rapports-et-syntheses/Maladies-chroniques-ettraumatismes/2013/Estimation-nationale-de-l-incidence-et-de-la-mortalite-par-cancer-en-France-entre-1980et-2012
[8] http://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC3052640/
[9] http://aje.oxfordjournals.org/content/173/1/71.long
[10] http://www.forumphyto.fr/2016/10/04/peche-aux-alphas-contre-chasse-aux-petits-betas-pourquoi-lanalyse-des-risques-environnementaux-ne-devrait-pas-etre-seulement-un-travail-de-chercheurs/