« Crises alimentaires : l’espace de la suspicion s’élargit-il ? » (J Raude, Agrobiosciences)
Partant de la crise ECEH (E.coli), Jocelyn Raude, sociologue à EHESP de Rennes, fait une analyse plus générale et éclairante des mécanismes qui font la puissance (ou non) d’une crise alimentaire. « Aujourd’hui, dans nos civilisations occidentales (…) tout ce qui est naturel est généralement considéré comme bon et vertueux, tandis que tout ce qui est artificiel est potentiellement malsain, susceptible de favoriser des pathologies telles que les cancers. (…) tout ce qui est végétal est du côté de l’inoffensif et tout ce qui est animal est pensé comme sujet à risques alimentaires. » Or dans le cas de la crise ECEH, « l’aliment contaminé est végétal, il relève de ces légumes que l’on vous recommande de manger chaque jour… Et en plus, il est issu de l’agriculture biologique, donc réputé naturel ! L’effet de surprise est maximum. C’est totalement contraire aux catégories habituelles de la pensée alimentaire. »
« Pourquoi des risques mortels très communs ne retiennent pas vraiment notre attention, alors que des risques statistiquement très limités nous préoccupent fortement ? Voyez l’alcoolisme qui provoque, directement ou indirectement, des milliers de décès chaque année… Nous n’en parlons presque jamais. Il y a évidemment à cela des explications culturelles, symboliques et socio-économiques. Le vin fait notamment l’objet de représentations très vertueuses. Et pourtant, l’alcoolisme constitue l’un des plus gros problèmes en termes de risques alimentaires sur le plan épidémiologique. On retrouve la même chose avec la sécurité routière, qui est beaucoup moins anxiogène que la sécurité aérienne, alors que la première fait infiniment plus de victimes que la seconde. Ce paradoxe apparent peut s’expliquer sur le plan psychosociologique par ce que nous appelons les effets d’adaptation. Les risques récurrents finissent par faire partie du paysage et ne retiennent plus notre attention. Car ce qui nous alerte et nous mobilise, ce n’est pas l’état des choses– le nombre de morts chaque année dû aux accidents de la route, par exemple -, mais les changements d’état qui ont, eux, des effets extrêmement puissants. Il faut qu’il y ait changement d’état pour qu’il y ait véritablement une crise, c’est-à-dire des phénomènes de panique, dans le sens d’une préoccupation exacerbée de la part du public, des médias et des autorités. Là encore, l’ESB illustre ce phénomène : « seulement » une dizaine de victimes humaines en France, quelques centaines dans le Monde mais l’affaire a transformé durablement la sécurité alimentaire, les modes de production, les techniques d’élevage etc.
Tout cela s’inscrit dans un contexte où l’hygiénisme a tellement été efficace que nous nous sommes accoutumés au risque alimentaire quasi zéro. De fait, chaque année, nous connaissons très peu de cas d’intoxication alimentaire dues à des salmonelles ou des Escherichia coli, là où ces agents infectieux nous tuaient massivement il n’y a pas si longtemps. Je rappelle que les empoisonnements par les aliments et par l’eau constituaient l’une des principales causes de mortalité au 19è siècle ! Aujourd’hui nous n’envisageons plus du tout ce type d’événements épidémiologiques : d’une certaine manière, nous avons oublié que c’était possible. »
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