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Pesticides et santé : « accablant », le dossier de La Recherche ?

09 mars 2016

1602JournauxTVPresseNePasAvaler Après Cash Investigation, c’est le magazine La Recherche qui prend le relais avec : « Un dossier accablant : Pesticides et Santé », dans son numéro de mars 2016. Une nouvelle accumulation d’informations bien anxiogènes, dont la coordination avec l’émission de France 2 n’est peut-être pas un hasard. Bien entendu, comme il s’agit d’une revue destinée aux scientifiques, l’argumentation est un peu plus soignée que sur France 2. La Recherche ne cite que des informations issues d’expertises scientifiques, ou de publications de revues à comité de lecture. Mais on retrouve dans ce dossier la pratique du tri sélectif que nous avions déjà notée chez Elise Lucet[1] : à savoir une sélection bien orientée des publications scientifiques présentées, qui se garde bien de montrer toute la complexité du sujet. Un chapitre du dossier est particulièrement révélateur de ces méthodes : celui consacré au lymphôme non hodgkinien. Un exemple d’autant plus intéressant que La Recherche s’est déjà illustrée peu glorieusement sur ce sujet il y a quelques années…

Quand La Recherche fait de la surenchère sur l’INSERM

Le terme « lymphôme non hodgkinien » (LNH) recouvre plusieurs formes de cancers des lymphocytes (globules blancs). Il s’agit d’une des rares pathologies plus répandues chez les agriculteurs que dans la population générale, ce qui explique qu’il ait été reconnu en 2015 comme maladie professionnelle par la MSA. Ce classement est logique, au vu de la synthèse de l’expertise collective de l’INSERM, qui a relevé une présomption forte de liaison entre LNH et exposition aux pesticides, tout en expliquant bien les difficultés d’interprétation de ces résultats. La Recherche ne s’encombre pas trop de ces nuances : par exemple, l’article se contente de signaler qu’une étude basée sur la cohorte américaine Agricultural Health Study a trouvé un excès de 19% de LNH chez les agriculteurs exposés aux pesticides. La lecture de l’expertise collective INSERM montre pourtant que l’interprétation de ce résultat est nettement plus complexe[2]. De même, La Recherche ne mentionne pas les résultats de la cohorte française AGRICAN, qui dans ses résultats intermédiaires trouve un excès de LNH chez les agriculteurs… mais aussi une mortalité inférieure à la population générale pour la même maladie[3] ! De deux choses l’une : soit les LNH des agriculteurs soit moins nocifs (mais on se demande bien pourquoi) ; soit les agriculteurs sont dépistés plus précocement pour cette maladie que la population générale… ce qui du même coup fait augmenter la prévalence apparente du LNH chez eux.

L’expertise collective INSERM n’étant manifestement pas assez angoissante pour La Recherche, les auteurs du dossier ont conclu en citant une publication qui n’y figure pas : une étude sur une mutation du génôme des lymphocytes, dont une équipe française aurait montré que sa fréquence est augmentée de 253% par l’exposition aux pesticides[4]. Ils omettent de raconter l’histoire passionnante de cette publication… dans laquelle La Recherche a pourtant joué un rôle majeur !

L’histoire édifiante d’une publication fantôme

 

Pourquoi fantôme ? Parce que, bien qu’elle date de 2009, cette publication ne figure dans aucune des expertises collectives de référence, ni celles de l’INSERM déjà citée, ni celle de l’EFSA[5], qui datent toutes deux de 2013. Un oubli des experts ? Sans doute pas… en effet, si on fait l’effort de lire cet article au-delà de son résumé[6], on constate avec stupéfaction que :

  • Il n’y a aucune analyse statistique pour comparer la population témoin et la population exposée aux pesticides
  • L’effet attribué aux pesticides s’explique en fait parfaitement par les différences d’âge et d’effectifs des deux populations
  • Il y a une erreur de calcul énorme dans la légende de l’une des figures, qui en fausse complètement l’interprétation

Malgré ses défauts rédhibitoires, cet article a été accepté par le Journal of Experimental Medicine (JEM), une des meilleures revues de sa catégorie (Impact Factor de 12,5). Grâce à l’indulgence des éditeurs du JEM, cet article a ensuite connu une belle carrière, malgré un petit retard à l’allumage : bien que publié en juillet 2009, il a été peu remarqué avant le mois de décembre. C’est le magazine La Recherche qui l’a sauvé de l’oubli, en lui attribuant le titre de publication de l’année 2009[7], avec l’accroche tapageuse « Entre pesticides et cancers, le lien est établi ». Une double démonstration d’humour au second degré, puisque ce prix était sponsorisé par les Laboratoires Servier[8] : un gage de déontologie scientifique, et de souci de la santé publique…

Cet hommage tardif a brillamment relancé le plan media de l’article, qui a eu cette fois les honneurs de la presse généraliste[9], et surtout lui a permis d’attirer l’attention des décideurs politiques. Lors d’une audition parlementaire du 6 mars 2012, [10] Mme Nicole Bonnefoy, Sénatrice de Charente, le citait en ses termes : « Au centre d’immunologie de Marseille Luminy, Bertrand Nadel et Sandrine Roulland ont découvert que les agriculteurs exposés aux phytosanitaires développent cent à mille fois plus de cellules anormales, qui peuvent se transformer en cancer du sang ». On notera au passage que l’accroissement modeste, évoqué par les auteurs sur la foi de leur erreur de calcul, s’est transformé en facteur « cent à mille » lors du passage dans les hautes sphères politiques. Rappelons que cette audition au Sénat n’était pas simplement destinée à la culture scientifique des Sénateurs : elle faisait partie des travaux préparatoires à la loi 6/02/2014 sur la réglementation des pesticides dangereux pour la santé. Il est probable que cet article a également joué un rôle dans l’inscription du LNH au tableau des maladies professionnelles agricoles.

Malgré ce brillant tableau de chasse, nous avons vu que les expertises collectives de l’INSERM et de l’EFSA ont boudé cet article. Il est difficile d’imaginer que ce soit un oubli, vu le prestige de la revue où il avait été publié (sans compter, pour l’expertise INSERM, qu’un des auteurs de l’article figurait dans le groupe de travail…). L’omission de cette publication montre bien que les experts n’ont pas été dupes de sa qualité, ce qui est une bonne chose. Mais on peut aussi regretter qu’ils aient préféré la faire disparaitre discrètement : sachant (au moins pour les experts français) l’exploitation politique qui avait été faite de ces travaux, il aurait été préférable qu’ils expriment clairement leur avis pour informer totalement les décideurs politiques.

Signalons enfin que la direction du JEM a accusé réception, mais n’a donné aucune suite à une lettre aux éditeurs qui lui a été adressée par l’auteur de cette note en novembre 2010, suivie de plusieurs relances jusqu’à l’automne 2012. Et que bien entendu La Recherche n’a pas souhaité expliquer les critères qui l’avaient conduite à distinguer cet article.

 

Attention à la réputation de la recherche française

Même s’il vaut mieux en rire, cette histoire révèle des manquements graves sur toute la chaine de contrôle des publications scientifiques, du comité de lecture de la revue d’origine (le Journal of Experimental Medicine), jusqu’à l’expertise scientifique à destination des autorités politiques. Ce qui nous ramène à l’émission de Cash Investigation sur les pesticides : beaucoup de commentateurs se sont indignés à juste titre de la remarque méprisante du directeur général de Syngenta sur la « science-poubelle française ». Il va de soi que cet amalgame est extrêmement choquant et n’élève pas le débat. Mais il faut aussi reconnaitre qu’avec des histoires de ce genre, et l’habitude passée de la France d’obtenir régulièrement des moratoires sur les OGM, avec des justifications scientifiques qu’elle savait non recevables, mais qui ne seraient réfutées qu’après les semis du maïs[11], la science et l’expertise scientifique française tendent parfois le bâton pour se faire battre. En exhumant cette publication qu’il aurait mieux valu oublier définitivement, La Recherche relance les soupçons d’instrumentalisation politique de la recherche scientifique. Mais à quelque chose malheur est bon : ce sera peut-être enfin l’occasion d’avoir l’avis officiel de l’INSERM sur cet article ?

Philippe Stoop, docteur- ingénieur en agronomie, directeur Recherche et Innovation de la société iTK

Pour aller plus loin : Analyse détaillée de l’article d’Agopian et al. paru en 2009 dans le JEM

[1] http://www.forumphyto.fr/2016/02/12/insecticides-et-autisme-le-tri-tres-selectif-de-clash-investigation/

[2] http://www.inserm.fr/thematiques/sante-publique/expertises-collectives , page 96

[3] http://cancerspreventions.fr/wp-content/uploads/2014/12/AGRICAN.pdf

[4] http://jem.rupress.org/content/206/7/1473

[5] www.efsa.europa.eu/fr/supporting/doc/497e.pdf

[6] http://www.forumphyto.fr/wp-content/uploads/2016/03/1603NotesDeLectureAgopian1.pdf

[7] http://www.larecherche.fr/evenement/prix-recherche/entre-pesticides-cancer-lien-est-etabli-01-12-2009-81219

[8] http://www.ciml.univ-mrs.fr/sites/default/files/prixrecherchenadel2009_0.pdf

[9] http://www.liberation.fr/terre/2010/04/05/pesticides-la-culture-du-risque_619131

[10] http://www.senat.fr/compte-rendu-commissions/20120305/mci_pesticides.html

[11] http://leplus.nouvelobs.com/contribution/636138-ogm-le-premier-scandale-c-est-leur-mode-d-autorisation-par-l-ue.html