Résumé :
Le Ministre de l’Agriculture avait annoncé en juin 2015 la commande d’un rapport sur les externalités positives et négatives comparées de l’agriculture bio et de l’agriculture conventionnelle. Ce rapport est sorti fin novembre. Fait-il un point parfaitement objectif ? C’est ce que nous examinons ici…
Ce rapport est rédigé principalement par l’ITAB et reprend des analyses d’auteurs bien connus de ForumPhyto, comme Bourguet et Guillemaud, ou B. Demeneix. En soi, rien de répréhensible. Mais, quand on examine l’article au fond, on voit que, au bout du compte, ce rapport s’est limité à la demande initiale d’EELV, qui était d’évaluer « les externalités négatives de l’agriculture conventionnelle et les aménités positives au niveau économique, social et environnemental de l’agriculture bio ».
Ce rapport se présente comme une étude. Pourtant il n’est bel et bien qu’un outil grossièrement militant.
Au départ, une demande d’Europe Ecologie Les Verts
Un nouveau rapport « Quantifier et chiffrer économiquement les externalités de l’agriculture biologique ? »[1] vient alimenter le débat public sur les impacts de l’agriculture et de l’environnement. Cette étude était attendue depuis longtemps (mais sans trop d’illusions sur son objectivité) par les professionnels de l’agriculture. Il faut en effet rappeler le contexte à l’origine de sa commande : lors d’une séance de questions au gouvernement en juin 2015, le sénateur EELV Joël Labbé avait réclamé bruyamment une évaluation sur « les externalités négatives de l’agriculture conventionnelle et les aménités positives au niveau économique, social et environnemental de l’agriculture bio »[2]. Au moins, la question posée montrait clairement où étaient le bien et le mal pour M.Labbé ! Le Ministre de l’Agriculture Stéphane Le Foll avait saisi la balle au bond, en répondant qu’il allait commander une étude sur les externalités positives et négatives des deux formes d’agriculture[3]. Voici donc le résultat de cette commande publique. Est-il aussi équilibré et impartial que le promettait S. Le Foll ? C’est ce que nous allons examiner.
Qui parle ?
Les premières interrogations viennent dès la lecture de la page de garde : le rapport porte le logo de l’ITAB (Institut Technique de l’Agriculture Biologique), et ses signataires sont Natacha Sautereau de l’ITAB, et Marc Benoît, de l’INRA. Sur un sujet où les conflits d’intérêt sont exploités de façon systématique pour discréditer toute critique des thèses environnementalistes, personne ne voit donc d’inconvénient à ce que ce rapport soit réalisé par une salariée d’une structure privée dépendant entièrement de l’agriculture biologique, et un chercheur connu pour son engagement en faveur du bio. Précisons tout de suite qu’il ne s’agit pas d’une attaque contre la probité des auteurs. Comme nous le verrons dans la suite, le rapport est relativement honnête, dans la mesure où il expose clairement ses présupposés, et les biais qu’ils pourraient entrainer. Mais cet exemple montre une fois de plus la conception très fluctuante des conflits d’intérêt quand il s’agit de thèmes environnementaux[4]. A quand un rapport sur la biodynamie commandé à Demeter France et cosigné par un agro-économiste de l’INRA ?
La deuxième alerte vient sur la page 2, mais cette fois ce n’est pas une surprise, car la pratique devient de plus en plus courante : après les coordonnés des rédacteurs et de la relectrice du rapport, vient une phrase mentionnant que « Le contenu du rapport n’engage que la responsabilité de leurs auteurs ». Si c’est le cas, que font ici le logo de l’ITAB, ainsi que le rappel de son adresse et de ses dirigeants ? Quant à l’INRA, on aimerait avoir un jour son avis sur la pertinence du débat entre agriculture bio et conventionnelle, mais ce ne sera pas pour cette fois…
Quand on lit la démarche suivie, on connait déjà les conclusions
L’avantage des comparaisons entre agriculture bio et conventionnel, c’est que l’on n’est pas obligé de les lire jusqu’au bout pour connaitre la conclusion : quand on fait la comparaison à surface égale, le bio est forcément la production qui a le moins d’impact sanitaire ou environnemental. Quand on fait la comparaison à production égale, les résultats s’inversent pour beaucoup d’indicateurs. Ici, nous sommes fixés dès la page 5 de la synthèse, où les auteurs précisent leur démarche. Pour les externalités positives environnementales, l’approche retenue est celle du calcul des services écosystémiques rendus par les parcelles bio, comparés à ceux des parcelles conventionnelles. Il s’agit donc par nature d’une analyse à surface égale, qui ne tient pas compte du fait que l’agriculture bio nécessite plus de surface agricole que le conventionnel à production égale, et donc une plus grande emprise sur les écosystèmes naturels. D’ailleurs les auteurs nous annoncent dans cette même page 5 que les résultats économiques vont être ramenés à l’hectare de grandes cultures.
A partir de là, on sait déjà que le bilan sera forcément en faveur en faveur de l’agriculture bio, la question est juste de savoir de combien.
Où l’on retrouve Bourguet et Guillemaud
La deuxième composante de l’analyse économique est celle des externalités négatives comparées des deux agricultures. Bien sûr, là aussi, le fait que le calcul soit ramené à la surface et non à la production favorise le bio. Mais surtout, on croit rêver en voyant la référence méthodologique utilisée : en effet, les auteurs du rapport ITAB se sont basés sur la stupéfiante (au sens cannabique du terme) analyse du coût des pesticides réalisée par D. Bourguet et T. Guillemaud (INRA) en 2015[5]. ForumPhyto avait en son temps souligné les aberrations de cette étude[6], qui avait également fait l’objet d’une analyse critique détaillée sur le site web de l’AFIS[7]. Nous ne reviendrons pas ici sur toutes les perles de cette prétendue analyse économique. Rappelons simplement que tous les curseurs y avaient été poussés en défaveur des pesticides, à tous les niveaux :
- Les postes de calcul retenus : le pseudo-bilan de B&G comptabilisait d’une part les coûts directs des pesticides (pour les agriculteurs), et leurs coûts indirects pour la société (coût de l’homologation et des mesures de dépollution, par exemple). Mais d’autre part il ne comptabilisait que leurs bénéfices directs pour l’agriculteur (marge nette des traitements utilisés), et non leurs bénéfices indirects pour la société (baisse du coût des aliments, effets bénéfiques pour la santé des fruits et légumes à moindre coût par exemple[8])
- Les évaluations de ces coûts étaient pour la plupart gonflés jusqu’au ridicule. Par exemple, B&G estimaient à 100 millions le nombre d’oiseaux tués aux USA chaque année par les insecticides au début des années 90. Si on revenait à la publication américaine dont ils s’inspiraient, on constatait que, pour la principale espèce étudiée, l’alouette hausse-col, cela revenait à affirmer que les insecticides tuaient la quasi-totalité de sa population chaque année !
Certes, N. Sautereau et M. Benoît (S&B) émettent souvent des réserves par rapport aux chiffres les plus ridicules de B&G. Par exemple, ils reconnaissent que leur estimation du nombre d’oiseaux tués par les insecticides est probablement exagérée… mais ils se contentent de la diviser par deux. Cette correction revient donc à dire que 50% de la population de cette alouette seraient tués chaque année : cela fait encore beaucoup, pour une espèce dont les effectifs n’ont décliné que de 2,2 % par an pendant les 50 dernières années, essentiellement à cause de la diminution des habitats agricoles favorables[9].
De même, S&B, contrairement à B&G, ont l’honnêteté de reconnaitre le caractère très discutable de leur source commune, pour l’estimation du nombre de décès par cancers qui seraient dus aux pesticides : une estimation émise dans les années 90 par le chercheur américain D. Pimentel…qui la tenait lui-même d’une communication personnelle (donc simplement orale) d’un épidémiologiste ! Mais s’ils reconnaissent qu’il s’agit d’un chiffre estimé au doigt mouillé il y a 30 ans, ils ne vont pas jusqu’à l’actualiser en fonction des résultats récents des études épidémiologiques américaines et françaises. Cela changerait pourtant tout, puisque les cohortes américaines AHS et françaises Agrican n’ont mis en évidence aucune surmortalité, pour aucun cancer, chez les agriculteurs utilisateurs de pesticides[10]. S&B se sont donc contentés de reprendre le nombre de morts de B&G, tout en reconnaissant qu’il faudrait le ré-estimer de façon plus fiable (mais plus tard…), et de réviser à la baisse le coût estimé de chaque vie perdue.
Quand l’ITAB critique en douce les marges du bio…
Une autre correction apportée par S&B à l’étude B&G est particulièrement amusante, quand on la decrypte. B&G avaient eu le culot de compter 50% de la différence de prix entre les aliments bios et les aliments conventionnels comme un coût caché des pesticides ! En effet, ils considéraient que 50% des consommateurs achetaient du bio par peur des pesticides. Un raisonnement imparable, mais qui oublie juste un petit détail : si les pesticides n’existaient pas, personne n’aurait peur d’eux…mais tout le monde serait obligé de manger bio, et à des prix probablement encore bien plus élevés que le bio actuel, à cause de la hausse des prix alimentaires que provoquerait la baisse de production agricole due à l’abandon des pesticides.
Là encore, S&B admettent, sans le dire aussi crument que B&G ont un peu exagéré, et ne retiennent pas ce coût dans leur étude. Cette décision raisonnable est toutefois assortie de réserves assez tortueuses (page 37 du rapport), pour laisser entendre qu’une partie de ce surcoût du bio devrait néanmoins bien être comptabilisée comme une externalité négative des pesticides : celle qui ne résulterait pas du surcoût de production réel du bio, mais serait « une internalisation dans le prix supplémentaire bio de valeurs attribuées aux produits bio ». En clair, S&B insinuent donc que les surcoûts du bio au niveau du consommateur seraient en partie dus à des marges supplémentaires que les producteurs et/ou les distributeurs bio prendraient, en profitant de la peur des pesticides !
Nous leur laisserons la responsabilité de cette affirmation, mais, même en supposant que cela soit vrai, cela devrait quand même poser une question supplémentaire : ce surcoût injustifié que les consommateurs bios accepteraient de payer doit-il être considéré comme un coût caché des pesticides, ou un coût (à peine) caché des marchands de peur ? La question se pose dans l’étude S&B, à propos du coût des eaux de boisson : en effet, ils ont comptabilisé le surcoût provoqué par l’achat d’eau minérale, chez les consommateurs craignant les résidus de pesticides dans l’eau du robinet. Pourtant, il n’existe absolument aucune étude montrant le moindre risque lié à la consommation d’eau du robinet.
Blanchiment de publications douteuses
On retrouve aussi dans ce rapport des citations de l’étude ubuesque de Bellanger et Demeneix[11] sur le coût des perturbateurs endocriniens en Europe, que nous avons aussi « fact checkée » dans ForumPhyto[12]. Comme pour B&G, S&B émettent aussi quelques critiques (très modérées tout de même) de cette publication. Cela ne les empêche pas de l’inclure quand même dans leur tableau des externalités santé de l’agriculture conventionnelle (tableau 15 page 84). Leurs scrupules se limitent à calculer 2 totaux pour ces coûts sanitaires, l’un avec, et l’autre sans les coûts calculés par Bellanger-Demeneix. Le lecteur choisira…et on sait bien quel total retiendront la plupart des medias qui rendront compte du rapport !
C’est là que l’on atteint les limites de l’honnêteté scientifique, telle qu’on la conçoit le plus souvent dans les rapports d’expertise. S&B ont certes reconnu les faiblesses (pour rester poli) de certaines publications très médiatisées chargeant l’agriculture conventionnelle. Mais au bout du compte, ils ont finalement repris le cadre de pensée de ces articles, en ne le corrigeant qu’à la marge. C’est particulièrement frappant pour le cas de l’analyse de coûts de B&G, où ils se sont contentés de réduire les postes de coûts gonflés de façon vraiment trop grossière, mais sans les remettre complètement en cause, même sur des sujets qui le nécessiteraient de façon évidente (comptabilité des cancers causés par les pesticides chez l’homme, et mortalités chez les oiseaux). Et surtout ils n’ont pas cherché à combler leurs lacunes évidentes, comme les bénéfices économiques et sanitaires des baisses de prix permises par les pesticides de synthèse. En se basant sur les approches de Bourguet, Guillemaud, Demeneix et leurs collègues, S&B contribuent donc finalement à faire de leurs travaux des références qui seront reprises indéfiniment par les études futures, sans que bientôt plus personne ne vienne les remettre en cause sur le fond.
On peut donc louer l’habilité politique de ce rapport : tout en semblant en façade répondre à la commande du Ministère de l’Agriculture, nos deux experts ont en fait produit une étude répondant parfaitement au cahier des charges initial de J. Labbé et d’EELV, dans toute sa partialité décomplexée : évaluer les aménités de l’agriculture bio, et les externalités négatives de l’agriculture conventionnelle. Le tout sans trop engager leur responsabilité propre, puisqu’ils n’ont fait que reprendre une grille d’analyse mise aimablement à leur disposition par MM. Bourguet et Guillemaud. C’est là que la neutralité affichée de l’INRA commence à poser sérieusement problème : même si ce rapport « n’engage que ses auteurs », il est clair que l’appartenance de M. Benoît à l’INRA lui donne un poids qu’il n’aurait pas en tant qu’individu. Cela d’autant plus qu’il est le seul auteur du rapport n’étant pas en situation de conflit d’intérêt majeur, pour reprendre la phraséologie du Monde ou de Générations Futures. De plus, la méthode mise en œuvre pour les calculs économiques est bien celle de Bourguet et Guillemaud, donc deux chercheurs de l’INRA. Dans leur cas, l’Institut peut difficilement prétendre que les duettistes B&G ne parlent qu’en leur nom : leur publication de 2015 avait été mise à l’honneur par le service de presse de l’INRA.
Quelles suites politiques ?
Nous avons déjà vu que les bénéfices indirects de l’agriculture conventionnelle ont été complètement ignorés. Idem bien sûr pour les externalités négatives les plus évidentes du bio : rendements plus faibles impliquant un recours accru aux importations alimentaires, impact sur la biodiversité de l’augmentation de l’empreinte culture française (c’est-à-dire de la surface agricole nécessaire pour nourrir les Français). Cela alors que ce rapport est censé servir de base de réflexion sur le niveau des aides financières futures à apporter au bio…
Le plus navrant dans cette histoire est qu’elle confirme que l’INRA a définitivement abdiqué toute volonté de recentrer le débat politique sur les vraies questions agronomiques des impacts de l’agriculture. L’agriculture bio est bien sûr une des voies de progrès possibles, qui a l’avantage d’avoir déjà trouvé son public, et un consentement à payer de certains consommateurs. Mais avec ses limitations idéologiques d’intrants (refus des engrais minéraux et des pesticides de synthèse), elle pénalise inutilement ses potentiels de rendement, et contribue donc à exporter dans les pays en développement l’empreinte culture des pays développés.
Il est évident pour tout scientifique objectif que la réduction globale des impacts environnementaux et sanitaire de l’agriculture doit forcément s’appuyer sur deux types de mesure complémentaires :
- La réduction des impacts de l’agriculture conventionnelle (plus de 90% des surfaces), par le développement de l’agriculture raisonnée et intégrée, plutôt que le développement du bio, surtout s’il reste figé dans sa forme actuelle
- La promotion de changements dans les comportements alimentaires des pays développés, pour réduire leur consommation de viande, et par là leur empreinte culture.
Bien entendu, cette transition, inévitable à long terme, nécessitera elle aussi un soutien financier important pour accompagner les agriculteurs. En s’abstenant de rappeler l’importance de ce chantier, bien plus ambitieux et nécessaire que le soutien de l’agriculture bio, l’INRA a abdiqué de son rôle de référence scientifique. Plutôt que d’être une force de proposition constructive et basée sur la science, il se coule docilement dans le moule des débats biaisés, et de l’opposition stupide bio/conventionnel, que lui imposent les politiques et les medias. Cette passivité pourrait l’entrainer rapidement dans des débats encore plus douteux. Ce n’est pas pour rien que nous évoquions en introduction l’hypothèse d’un rapport sur la biodynamie : l’ensemble de l’argumentation de ce rapport pourrait être transposée telle quelle, pour montrer la supériorité de la biodynamie par rapport au conventionnel. Dans cette hypothèse, l’INRA se déciderait-il enfin à sortir de sa neutralité ?
Philippe Stoop
[1] http://agriculture.gouv.fr/telecharger/82645?token=7c6828b3e87b7015ef281e79ee183dbd (Rapport complet) et http://agriculture.gouv.fr/telecharger/82646?token=3cd59f50c1be7885e51f0643a62eb23b (Synthèse)
[2] http://www.pseudo-sciences.org/spip.php?article2655
[3] http://videos.senat.fr/video/videos/2015/video28815.html
[4] http://www.forumphyto.fr/2016/12/12/perturbateurs-endocriniens-un-marchand-de-doutes-pris-sur-le-fait/
[6] http://www.forumphyto.fr/2016/03/24/couts-benefices-des-pesticides-une-mauvaise-plaisanterie-de-linra/
[7] http://www.pseudo-sciences.org/spip.php?article2647
[8] Voir l’encadré « L’impact sanitaire d’une hausse des prix des fruits et légumes » dans http://www.pseudo-sciences.org/spip.php?article2655
[9] https://www.allaboutbirds.org/guide/Horned_Lark/lifehistory
[10] Sur ces résultats, exprimés clairement par l’EFSA, et transparaissant de façon beaucoup moins claire dans l’expertise collective INSERM de 2013, voir : http://www.forumphyto.fr/2016/06/21/les-pesticides-provoquent-ils-vraiment-des-cancers-chez-les-agriculteurs/
[11] https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pubmed/25742515
[12] http://www.forumphyto.fr/2015/09/25/pesticides-qi-euros-les-calculs-acrobatiques-du-cnrs/
et http://www.forumphyto.fr/wp-content/uploads/2015/09/1509CnrsMethodePasAPas.pdf
pour la critique de l’article lui-même. Sur les conflits d’intérêt de B. Demeneix, voir aussi : http://www.forumphyto.fr/2016/12/12/perturbateurs-endocriniens-un-marchand-de-doutes-pris-sur-le-fait/