Résumé (article complet ici) : une nouvelle étude épidémiologique, réalisée sur la cohorte française Agrican (Agriculture et Cancer), dit avoir identifié un risque de cancer du système nerveux central augmenté de 96% chez les agriculteurs utilisateurs de pesticides… mais par rapport à qui ?
La question « Les pesticides protègent-ils des tumeurs du cerveau ? » est bien évidemment rhétorique : personne n’a la prétention aujourd’hui de répondre par l’affirmative. Mais la réponse à la précédente question n’est pas si évidente qu’il y parait… et surtout, on observe dans cette étude une inversion spectaculaire entre les résultats bruts (selon lesquels les agriculteurs utilisateurs de pesticides auraient un risque légèrement inférieur à celui des agriculteurs non-utilisateurs de pesticides), et les résultats redressés (qui arrivent à la conclusion inverse).
Quoiqu’il en soit, il est clair qu’il y a un excès de tumeurs au cerveau, même chez les agriculteurs non utilisateurs de pesticides. Une question qui ne semble pas beaucoup intéresser les épidémiologistes.
On bute ici sur un problème de plus en plus fréquent dans les publications scientifiques. A l’amont du travail scientifique, le protocole expérimental (mode de collecte des données) est parfaitement décrit, et conforme aux règles de l’art. A l’aval, les résultats obtenus font l’objet d’une discussion objective et transparente. Mais, entre ces deux étapes, le travail essentiel de l’analyse statistique baigne dans le flou le plus total, malgré son caractère fondamental. Lorsque le traitement statistique bouleverse totalement la hiérarchie des risques par rapport aux résultats bruts, il serait indispensable, pour une bonne compréhension, que l’impact de chacun de ces redressements soit bien justifié et validé, ce qui n’est pas le cas ici.
Conclusion :
Cette étude illustre de façon particulièrement exemplaire trois problèmes que nous avons déjà observés plusieurs fois :
– Son affirmation principale (le risque de tumeur au cerveau serait majoré de 96% chez les utilisateurs de pesticides) repose sur un modèle statistique complexe, après des redressements statistiques non justifiés par les auteurs, et dont l’impact individuel n’est pas expliqué. Ce problème est particulièrement aigu dans cette publication, puisque les incidences avant redressement, les seules que le lecteur puisse vérifier, donnent le résultat exactement inverse : d’après les résultats bruts, l’incidence des tumeurs du cerveau serait aussi élevée chez les agriculteurs non-utilisateurs de pesticides, que chez ceux qui en utilisent ! Un effort pédagogique s’imposerait donc pour expliquer l’effet de ces redressements.
– Malgré la fragilité de leur raisonnement sur l’effet des pesticides, les auteurs n’envisagent pas une seule fois que l’incidence des tumeurs au cerveau puisse également être supérieure à la normale chez les agriculteurs non utilisateurs de pesticides. C’est pourtant le résultat le plus probable de leur étude : avec une incidence brute de 32,2 cas/100 000 personnes, ces agriculteurs non utilisateurs de pesticides ont une incidence très supérieure au niveau de risque maximal identifié pour l’instant dans la population générale (25 cas/100 000 personnes/an chez les hommes de 75 ans). Cela rappelle une publication sur la Maladie de Parkinson (autre maladie de toute évidence surreprésentée chez les agriculteurs), dans laquelle les auteurs oubliaient de mentionner que les agriculteurs non-utilisateurs de pesticides avaient le même niveau de risque que ceux qui en utilisent[i]. Quand une maladie des agriculteurs n’est pas due aux pesticides, c’est apparemment moins grave…
– Les auteurs ne dévient pas un instant de leur travail sur l’incidence, pour vérifier la cohérence de leurs résultats avec les données de mortalité. L’étude des discordances entre incidence et mortalité pourrait pourtant être riche d’enseignements, et pas seulement pour la santé des agriculteurs. Cette attitude rappelle le problème que nous avions observé dans un autre article à propos des particules fines[ii] : la focalisation des épidémiologistes sur la mise en évidence de leur effet sanitaire, lors des pics de pollution estivaux, avait conduit à sous-estimer l’effet direct des températures élevées… avec les conséquences dramatiques que nous avons connues pendant la canicule de 2003. Espérons que nous n’allons pas avoir le même phénomène d’aveuglement pour les cancers du cerveau chez les agriculteurs non utilisateurs de pesticides.
Philippe Stoop
NB : L’article complet en lien a été adressé à l’auteur correspondant de la publication analysée. Les colonnes de ForumPhyto lui sont bien sûr ouvertes, s’il souhaite répondre aux questions que nous soulevons.
[i]http://www.forumphyto.fr/2016/01/04/pesticides-et-sante-des-agriculteurs-attention-aux-faux-temoins/ et
http://www.forumphyto.fr/wp-content/uploads/2015/12/1512NotesDeLectureElbazFP.pdf
[ii] http://www.forumphyto.fr/2016/06/13/la-peche-aux-alphas-niveau-expert-quand-les-particules-fines-nous-enfument/