Résumé : un article du Monde basé sur les fameux « Monsanto Papers » affirme avoir les preuves de « conflits d’intérêt tenus secrets », organisant une vaste « désinformation » sur les dangers du glyphosate. En fait, à la lecture des références citées par Le Monde, on réalise que les e-mails publiés ne démontrent aucun conflit d’intérêt caché : toutes les publications scientifiques citées ont bien été présentées comme réalisées par Monsanto, ou par des consultants financés par Monsanto. Par ailleurs, il s’agit simplement d’analyses critiques des publications sur les effets sanitaires du glyphosate, exposant la vision de Monsanto sur ces résultats : aucun élément de nature à induire en erreur les agences sanitaires, qui ont toutes estimé que le glyphosate n’est pas cancérigène. L’EFSA (European Food Safety Administration) avait d’ailleurs répondu dès le mois de juin à l’ensemble des pseudo-révélations de ce dossier, que le Monde publie seulement maintenant dans l’intention évidente de peser sur le débat politique actuel.
Cela fait plusieurs mois que les « Monsanto Papers » sont brandis par une certaine presse comme la preuve d’une falsification par Monsanto des données toxicologiques sur le glyphosate. Rendue publique sur demande de la justice américaine, suite à une action collective intentée par des agriculteurs victimes du lymphome non-hodgkinien[1], cette masse de documents internes et d’e-mails de la firme a nécessité un énorme travail de tri pour en tirer des révélations claires. Le 4 octobre 2017, Le Monde a publié un article très complet sur ce sujet, intitulé « Monsanto papers, désinformation organisée autour du glyphosate »[2], et accompagné de liens renvoyant vers les documents les plus significatifs, parmi les courriers saisis par la justice américaine.
Pour une fois, Stéphane Foucart et Stéphane Horel, les deux auteurs de l’article du Monde, fournissent aux lecteurs (tout au moins aux abonnés du journal en ligne) toutes les pièces leur permettant de se faire une opinion par eux-mêmes. Enfin, presque, car nous verrons par la suite qu’il manque un document de taille !. Cela permet de vérifier la portée exacte des informations nouvelles contenues dans ces « Monsanto Papers ». En particulier, dans le cadre des polémiques actuelles sur la prolongation de l’autorisation du glyphosate en Europe, il était important que ces documents soient publiés, pour vérifier si Monsanto a pu influencer les agences sanitaires, soit en faisant pression directement sur leurs experts, soit en produisant des données scientifiques falsifiées qui les auraient induits en erreur.
Des conflits d’intérêt tellement cachés…qu’on ne les voit toujours pas !
Le premier paragraphe du dossier, intitulé « Des conflits d’intérêt cachés », fait référence au cas d’un biologiste qui aurait publié des tribunes favorables à Monsanto dans plusieurs journaux de la presse généraliste ou économique. Le célèbre journal économique Forbes, en particulier, aurait retiré ses textes, après avoir découvert que ce biologiste aurait enfreint son engagement « de divulguer tout conflit d’intérêts potentiel et de ne publier que [ses] écrits originaux ». Le mot magique de « conflit d’intérêts » est ainsi prononcé, mais, à la lecture du chapitre et des copies d’e-mails fournis par Le Monde, seul le second point de cet engagement semble avoir été enfreint : le biologiste en question aurait publié sous son nom un texte largement pré-écrit par Monsanto (les documents joints ne permettent pas de comparer son article dans Forbes au(x) texte(s) qui lui aurai(en)t été fourni(s) par Monsanto). Par contre, il n’y a rien indiquant que ce chercheur aurait été payé par Monsanto. En dépit du titre du chapitre, il n’y a donc aucun indice pour un conflit d’intérêt non déclaré, ce cas serait un simple cas particulier de l’accusation plus générale abordée au chapitre suivant, celui de « ghostwriting ». Par ailleurs, cet exemple ne concerne qu’une tribune d’opinion publiée dans un journal économique, pas des travaux scientifiques qui auraient été utilisés ensuite par les agences d’évaluation.
Histoires de fantômes
Tout le reste de l’article porte sur des accusations de « ghostwriting », c’est-à-dire des publications que Monsanto aurait fait signer par des scientifiques réputés indépendants, alors qu’ils auraient été en fait rédigés par la firme. Si elles sont avérées (Le Monde montre des correspondances qui vont dans ce sens, mais toujours aucune comparaison entre un texte qui aurait été rédigé par Monsanto et des publications signées des chercheurs visés), il s’agit effectivement d’atteintes à l’intégrité scientifique, dont la gravité doit être étudiée par la justice, ce qui est en cours. Pour l’heure, l’important est surtout de savoir si ces informations apportées par les « Monsanto papers » peuvent remettre en cause les avis des agences sanitaires. Or les deux cas cités par Le Monde concernent des publications qui sont présentées explicitement comme de simples analyses critiques de la littérature scientifique existante :
– une revue bibliographique des publications sur les effets du glyphosate sur le développement et la reproduction chez l’homme[3]
– une série d’articles d’un numéro spécial de la revue « Critical Reviews in Toxicology »[4], qui examine les références invoquées par le CIRC (IARC en anglais) dans sa désormais célèbre monographie sur le glyphosate.
Dans les deux cas, il est indiqué sans aucune ambiguïté qu’il s’agit de travaux réalisés par des consultants financés par Monsanto. Dans le cas du dossier de « Critical Reviews in Toxicology », la déclaration d’intérêts tient sur 20 lignes ! Il est donc parfaitement clair pour tout lecteur que ces publications sont destinées à exposer le point de vue de Monsanto sur les références scientifiques qui lui sont opposées. La seule question posée par les documents du Monde est de savoir si les consultants signataires ont réellement fait tout le travail pour lequel ils ont été payés, ou si des salariés de Monsanto leur ont tenu le stylo. D’après les e-mails présentés par Le Monde, il semble clair que Monsanto a cherché à éviter qu’apparaissent les signatures de ses salariés ou anciens salariés. Ce n’est pas très glorieux, mais du point de vue scientifique la question de savoir si ces textes ont été rédigés par des salariés de Monsanto, ou des consultants payés par la firme, ne change absolument rien.
Par contre, du point de vue scientifique, ces publications de Monsanto sont totalement recevables : leur formalisme est tout-à-fait conforme aux standards de qualité habituels dans la presse scientifique. Par ailleurs, elles portent uniquement sur des travaux scientifiques d’autres équipes, déjà publiés et accessibles à tous les scientifiques et agences d’évaluation.
Un 3ème article est cité indirectement, mais facile à retrouver : il s’agit encore d’un article de « Critical Reviews in Toxicology », paru en 2015[5]. Là encore, pas de conflit d’intérêt caché puisqu’il est clairement indiqué qu’il s’agit de données expérimentales de la Glyphosate Task Force (groupement des principaux industriels producteurs de glyphosate), qui en a financé la publication. Le Monde cite un toxicologue anonyme de Monsanto qui aurait dit être l’ « auteur fantôme » de cet article en lieu et place du consultant Helmut Greim. Une affirmation à relativiser, quand on constate que les remerciements en fin de publication mentionnent la participation de salariés de Monsanto, et que H. Greim y est certes cité en 1er auteur, mais simplement remercié pour ses « contributions expertes au manuscrit ».
Au bout du compte, il n’y a rien dans ces « révélations » qui remette en cause les références scientifiques existantes sur ce produit, y compris celles publiées par Monsanto. L’EFSA (l’Agence sanitaire européenne) avait déjà d’ailleurs dès le mois de juin 2017 répondu à l’ensemble des faits invoqués dans ce dossier « inédit » du Monde, dans un document[6] que S. Foucart et S. Horel n’ont pas jugé utile de signaler à leurs lecteurs…
Les documents présentés suggèrent certes des pratiques non éthiques en matière de paternité des publications. Ce point devra être examiné par la justice, mais ne concerne pas le fond du débat actuel, qui est la nocivité ou non du glyphosate. L’accusation de conflits d’intérêt cachés n’est soutenue par aucun fait : toutes les publications financées par Monsanto ou la Task Force Glyphosate citées dans ce dossier sont bien annoncées clairement comme telles. Or il faut rappeler avec force que seuls les conflits d’intérêt non déclarés sont un manquement à l’intégrité scientifique[7]. Les publications dénoncées par cet article du Monde devraient en fait être considérées comme une contribution tout-à-fait légitime au débat scientifique, considérées avec le même intérêt que celles de la recherche publique, … et critiquées s’il y a lieu. Mais Le Monde souhaite-t-il vraiment un débat ? Il est tellement plus simple de discréditer sans le lire tout scientifique ayant été « contaminé » par le privé…
Les exemples que cite Le Monde devraient pourtant l’inciter à la prudence. L’article cite longuement le cas de John Acquavella, consultant épidémiologiste et ancien salarié de Monsanto. J. Acquavella est surtout connu pour avoir publié en 1998 une des premières méta-analyses montrant que les agriculteurs étaient moins sujets au cancer que le reste de la population. Un résultat qui avait bien sûr été mis en doute en doute à l’époque à cause de ses liens avec Monsanto, chez qui il travaillait encore …mais qui a ensuite été confirmé par toutes les études menées par des chercheurs garantis « sans conflits d’intérêt » !
Une instrumentalisation politique évidente
Le nom médiatique donné aux « Monsanto Papers » fait référence aux fameux « Panama Papers » qui ont mis à jour d’importantes révélations sur les pratiques du monde financier. Il est pourtant clair qu’il n’y a ici rien de tel. Il s’agit d’une tentative évidente de « déshonneur par association », un procédé bien commode pour masquer l’absence d’argumentation de fond. Mais au final, quand on fait l’effort de lire en détail les liens copieux fournis avec ce dossier-fleuve du Monde, le soufflé se dégonfle vite. Les éléments fournis, s’ils sont avérés, suggèrent des pratiques douteuses de Monsanto en matière de paternité des publications scientifiques commandées par la firme à des consultants, ou des tribunes favorables à ses produits parues dans la presse économique. Mais rien dans ce dossier ne montre des falsifications de données qui auraient pu induire en erreur les agences sanitaires, ni des tentatives de Monsanto pour influencer les membres de ces agences.
Le point le plus étrange, et le plus révélateur de la démarche de S. Foucart et S. Horel, est qu’ils publient, en octobre 2017, ce dossier dont les pseudo-révélations ont déjà démenties par l’EFSA dès le mois de juin dernier. Outre que cela montre le caractère très relatif de leur travail d’investigation propre, cela pose une question sur leurs intentions : pourquoi avoir attendu cet automne pour publier ce dossier déjà démenti depuis 4 mois (et, bien entendu, sans parler de ce démenti) ? La question est purement théorique, tant la réponse est évidente : l’objectif actuel est d’entretenir le doute sur la crédibilité des agences sanitaires françaises et européennes qui ont rendu des avis positifs sur le glyphosate. A l’heure où certains ministres et députés entretiennent ce doute sans le moindre argument scientifique, ce petit coup de pouce d’un journal respecté est certes bienvenu…mais ne fait pas honneur à la presse française !
Philippe Stoop
Note : Dans le présent article, il n’est pas question des conflits d’intérêt de Christopher Portier, les #PortierPapers, affaire révélée ces derniers jours par The Risk Monger.
Voir ici (en français, in English). Nous aborderons ce point important dans un prochain article.
[1] Forme de cancer des cellules sanguines, identifiée comme surreprésentée chez les agriculteurs, et classée comme maladie professionnelle des agriculteurs en France.
[2] http://www.lemonde.fr/planete/article/2017/10/04/monsanto-papers-desinformation-organisee-autour-du-glyphosate_5195771_3244.html
[3]https://www.researchgate.net/publication/51926044_Developmental_and_Reproductive_Outcomes_in_Humans_and_Animals_After_Glyphosate_Exposure_A_Critical_Analysis
[4] http://www.tandfonline.com/doi/full/10.1080/10408444.2016.1214677
[5] https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC4819582/
[6] http://www.efsa.europa.eu/sites/default/files/topic/20170608_glyphosate_statement.pdf
[7] http://www.forumphyto.fr/2017/01/31/integrite-scientifique-et-conflits-dinteret-la-grande-confusion/